11 janvier 2005

Lundi, c'était Piketty 

Vendredi dernier sur France Inter, Jean-Marc Sylvestre et Bernard Maris chantaient d'une même voix les louanges de l'AII (Agence de l'Innovation Industrielle) promise par Chirac. Voilà déjà une bonne raison de croire à la thèse de la fausse bonne idée.

D'autres sont exposées par Thomas Piketty dans sa dernière chronique pour Libération :
Avant de saluer la naissance d'une nouvelle forme de politique industrielle, un vrai débat s'impose. Tout d'abord, on ne peut qu'être frappé par la vision industrialiste qui anime le projet, en particulier par le rôle pivot accordé aux très grandes entreprises. Ce qui peut surprendre, dans la mesure où ces dernières ont souvent plus d'argent qu'elles ne savent en dépenser, et que les contraintes sur le marché du crédit touchent plus fortement les nouvelles entreprises de petite taille, dont le dynamisme et le taux de survie sont notoirement insuffisants en Europe. Le projet repose également sur un acte de foi, à savoir la capacité des experts de la future agence à indiquer au reste du pays quels grands projets technologiques innovants doivent être poursuivis pour les dix ou quinze années suivantes. Dans le scénario le plus pessimiste, le projet peut facilement tourner au cauchemar soviéto-pompidolien, à l'image du «plan calcul» et autres désastres des années 70, et avec en prime de gros effets d'aubaine pour quelques grandes entreprises.
La question de l'efficacité de la politique industrielle est très débattue parmi les économistes. Il y a, comme le note Piketty, des justifications théoriques réelles à l'intervention de l'Etat. On peut évoquer le court-termisme des marchés financiers : il est difficile de lever des fonds pour un projet dont les gains -forcément incertains- se situent dans un avenir lointain. On peut aussi avancer le fait que certains projets (comme les énergies renouvelables) sont porteurs d'externalités positives (réduction de la polution), de sorte qu'ils sont plus désirables que leur seul rendement financier ne pourrait le laisser penser.

Ces observations ne permettent pourtant pas de trancher la question. Ce n'est pas parce que l'intervention étatique peut être efficace qu'elle l'est nécessairement toujours. Ah, me répondra-t-on, mais Airbus, le TGV, Internet : voilà bien la preuve de l'efficacité de la politique industrielle! Certes, mais toute analyse globale doit aussi prendre en compte les échecs de l'intervention (Bull, le Minitel, le plan Câble, Concorde... sans parler des multiples plans de sauvetage de l'industrie minière, sidérurgique ou textile) : il ne s'agit pas de savoir si la politique industrielle a eu des conséquences positives (c'est indéniable) mais d'estimer si les avantages (les fois où l'Etat voit juste) l'emportent sur les inconvénients (les fois où il se trompe).

Et même si le bilan est positif, il faut aussi chercher à savoir si les sommes consacrées à la politique industrielle n'aurait pas été mieux employées ailleurs - éternel problème du coût d'opportunité : les milliards dépensés en subventions auraient pu être mieux utilisés pour augmenter les dépenses d'enseignement et de recherche (alternative avancée par Piketty dans sa chronique). Elles auraient aussi pu bénéficier à toutes les entreprises, par exemple en baissant l'impôt sur les bénéfices ou le coût du travail, sans que l'Etat se mêle de désigner plus ou moins arbitrairement les "secteurs d'avenir à forte valeur ajoutée" (qui ne le sont d'ailleurs pas).

Personnellement, je suis de plus en plus sceptique quant aux bienfaits de la politique industrielle : le spectacle de fonds publics généreusement accordés aux grandes entreprises sous les applaudissement de la gauche et le sourire narquois du patronat (qui dénoncera ensuite avec vigueur toute intervention de l'Etat dans la sphère économique) me met vraiment mal à l'aise. Et j'ai tendance à partager les craintes de Piketty concernant l'AII, projet d'autant plus douteux qu'il existe déjà en France une agence chargée sépcifiquement de promouvoir l'innovation. Il aurait sans doute (je parle sous le contrôle des lecteurs qui s'y connaissent plus que moi en ces matières) été plus simple d'augmenter les fonds de l'Anvar - et au besoin d'élargir son périmètre d'action. Mais, évidemment, l'effet médiatique aurait été moindre.

Cela dit, il est possible de sauver le projet avec un argument un peu pervers, avancé il y a déjà longtemps par Paul Krugman : en période de faible croissance, la pression populaire pour "faire quelque chose" contre le libre-échange/la mondialisation/les délocalisations pèse fortement sur les politiques; le risque que des solutions protectionnistes vraiment dangereuses soient prises augmentent; dès lors, une politique industrielle limitée est le moindre de deux maux. Après tout, ce serait bien le diable si les milliards d'euros dépensés ne permettaient pas d'obtenir au moins quelques résultats positifs.

Add. (12/01) : Versac consacre une très détaillée et très intéressante note à ce sujet, en notant que Chirac cherche à reprendre en main un dossier qui avait été jusqu'alors porté par Matignon et Bercy. Par ailleurs, Le Canard Enchaîné rapporte ce matin que le financement de l'AII sur les recettes de privatisations contredit la loi de finances pour 2005, qui indique que ces recettes ne devront servir qu'au désendettement et à la dotation en capital des entreprises publiques. Enfin, Antoine et jck notent en commentaires que le court-termisme avéré ou non des marchés financiers n'empêche pas des entreprises de lever des fonds pour des projets de long terme. Ils ont raison : ma formule était par trop définitive, et l'intervention publique se justifie beaucoup plus facilement en se basant sur les externalités et les effets d'entraînement.