26 avril 2005

La Dame des deux tiers / un tiers 

Le mois dernier, Antoine Belgodère se moquait gentiment de Martine Aubry pour cette étrange affirmation : "aujourd'hui, la valeur créée va pour 1/3 seulement aux salaires, le reste, 2/3, va aux profits".

La semaine dernière, la Dame des 35 heures était la première invitée de Le Contrat, la nouvelle émission de LCP-Assemblée nationale. Emission au concept assez foireux au demeurant : l'invité politique est interrogé à la fois par un journaliste chevronné (David Pujadas) et par représentants de la société civile (l'écrivain chiracolâtre Denis Tillinac et l'animatrice de Ni putes, ni soumises Fadela Amara). Vu que les porte-parole de la France d'en bas réagissent en direct en gribouillant des remarques assez poujado sur des ardoises en plastique, cela fait un peu penser à un croisement entre le Rendez vous des politiques et Jeopardy.

Cela dit, Martine Aubry a quand même réussi, entre deux ou trois interruptions sur le thème "y en a marre de la langue de bois" (alors que, sur le coup, ça n'en était pas) ou "on croit plus à vos promesses, salauds de politiques", à développer un discours vraiment intéressant sur le marché de l'emploi (vive le modèle danois!) ou sur la fiscalité (point de salut en dehors d'une refonte globale). Rien de révolutionnaire, certes, et plus facile à dire qu'à faire. Mais, comme Antoine avant moi, j'étais plutôt agréablement surpris. Jusqu'à ce que la maire de Lille ressorte, au détour d'une phrase, la fameuse statistique sur les deux tiers de la richesse qui va aux profits, contre un tiers qui va aux salaires. Depuis 2002 ou 2003, je ne sais plus.

Ce qui prouve au moins que la déclaration de Aubry sur Mots croisés n'était pas un lapsus. Ce chiffre doit donc bien venir de quelque part. Sauf qu'il est en apparence impossible de trouver sa provenance, comme le rappelait Antoine le mois dernier, dans le mesure où, sur le long terme, la répartition de la valeur ajoutée est quasiment toujours de 2/3 pour les salaires, 1/3 pour les profits (Keynes parlait à ce propos d'une des "lois" les mieux vérifiées de la science économiqeu). Et même la France sous Raffarin ne s'éloigne guère cette proportion : d'après les chiffres de l'INSEE, la répartition salaires/profits était d'environ 64/36 en 2004.

On pourrait certes supposer qu'Aubry ne parle pas de la répartition totale de la valeur ajoutée, mais seulement de la répartition de la valeur ajoutée supplémentaire créée ces derniers années. Imaginons par exemple qu'en 2002, la VA totale soit de 100, répartie en 67 de salaires et 33 de profits. Supposons ensuite qu'en 2005, la répartition entre les revenus du travail et du capital soit désormais 72/43, pour un VA totale de 115. Sur 15 unités de valeur ajoutée marginale, 10 sont donc allés aux profits, et 5 aux salaires : on retrouve les deux tiers / un tiers, bien que la répartition globale reste largement en faveur du travail (63%/37%).

Le premier problème avec cette analyse est qu'elle s'appuie sur une méthodologie à faire hurler les puristes (la VA est un flux, pas un stock). Le second est qu'on devrait quand même décéler, dans les chiffres officiels, une modification significative de la répartition de la VA totale depuis 2002. Ce qui n'est pas du tout le cas : selon l'INSEE (pdf, p 20), la part des "charges salariales" dans la valeur ajoutées des sociétés non-financières est passée de 63,9% au premier trimestre 2002 à 64,1% au quatrième trimestre 2004.

Mais peut-être qu'observer les comptes des sociétés n'est pas la meilleure façon de s'y prendre. Les mêmes comptes nationaux l'INSEE donnent ainsi (p 17) l'évolution des revenus des facteurs dans le PIB (en valeurs nominales). Ce qui permet de construire un graphique de l'évolution du PIB total, des salaires (je reprends la ligne "remunération des salariés") et de l'exédent brut d'exploitation (le profit des entreprises) depuis le dernier trimestre 2001 (indice 100).



Notons que le rythme d'évolution des salaires est très stable, alors que celle des profits fluctue beaucoup plus (normal, à cause de la rigidité à la baisse des salaires nominaux et du fait que le profit est un reste, une fois les salaires et les impôts payés). Et surtout que, oui, depuis le second trimestre 2003, les profits ont augmenté significativement plus vite que les salaires. En reprenant les chiffres, on s'aperçoit ainsi que l'indice "salaires" est passé de 104,17 au second trimestre 2003 à 108,62 au quatrième de 2004. Dans le même temps, l'indice "profits" a bondi de 103,80 à 112,68. Soit une augmentation de 8,88 points d'indice pour les profits, contre 4,45 pour les profits : le mystère des deux tiers / un tiers est résolu!

La grande question est de savoir si cette statistique a un sens. D'une, comme dit plus haut, l'affirmation est trompeuse : il serait plus exact de dire que les profits ont augmenté deux fois plus vite que les salaires (8,6% contre 4,3%) depuis le second trimestre 2003. De deux, on étudie une période très courte, trop courte (15 mois). De trois, il n'est pas économiquement anormal que les profits et les salaires soient en partie déconnectés à court terme : les entreprises attendent de savoir si la reprise est bien durable avant d'accorder des augmentations permanentes de salaires. Evidemment, si l'écart demeure, voire s'accroît, au cours des prochains trimestres, il y aurait lieu de vraiment s'inquiéter.

Il est d'ailleurs troublant de constater qu'une croissance très rapide des profits combinée à une croissance anémique des salaires est exactement ce qu'on observe aux Etats-Unis, sur une période plus longue (depuis le dernier trimestre 2001, soit le début de la phase d'expansion actuelle).



Le graphique est un peu trompeur dans la mesure où le salaire brut (salaire net + cotisations sociales publiques + cotisations aux plans de retraite et d'assurance santé dans le cadre de l'entrprise) a augmenté plus rapidement (2,3%). Ce qui fait certes une belle jambe au travailleur américain qui regarde d'abord la progression de son salaire net et reflète largement l'explosion des dépenses de santé dont on peut se demander si elles s'accompagnent d'une progression équivalente de la quantité et de la qualité des soins obtenus (un indice ici). La reprise américaine, avec une faible croissance de l'emploi et des salaires est de toute façon clairement atypique, inégalitaire et fragile. Les auteurs de la note du CBPP notent d'ailleurs que la part des salaires nets dans le revenu total est au plus bas, et la part des profits après impôts au plus haut, depuis... 1929.

Et après, on nous dira que la politique économique et fiscale de Bush a échoué.