05 septembre 2005

Stuff happens 

"Stuff happens". C'était la fameuse et fataliste explication donnée par Donald Rumsfeld aux scènes de pillage qui s'étaient multipliées à Baghdad en avril 2003, juste après la libération de la capitale irakienne par les troupes américaines.

C'est aussi, désormais, la stratégie de défense de l'administration Bush face au chaos qui a régné à la Nouvelle Orléans après le passage de l'ouragan Katrina : personne ne s'attendait à ce que les digues puissent céder, tout le monde a été surpris par le nombre d'habitants qui sont restés dans la ville malgré les ordres d'évacuation et puis, de toute façon, qu'est-ce que vous voulez faire face à une catastrophe aussi littéralement catastrophique et aussi complètement imprévisible? Et de toute façon, s'il y a eu négligence ou retard, c'est de la faute des autorités locales, selon la règle bien connue qui veut que le gouvernement fédéral (à condition qu'il soit contrôlé par des Républicains) ne peut mal faire.

Rien de très surprenant, en fait, de la part d'une administration qui est d'une incompétence notoire pour éviter et régler les problèmes mais d'une efficacité remarquable dès qu'il s'agit de minimiser les conséquences politiques de ses propres errements. Rien d'illogique, non plus, à ce que les fanatiques de la 101ème aérobloguée reprennent le message en choeur.

Ce qui me peine infiniment plus est de voir Hugues défendre à peu près la même thèse, en renvoyant aux "bien-pensants" français qui critiquent la réaction de Bush l'incurie du gouvernement français au moment de la canicule de l'été 2003. Et en dénonçant l'opinion selon laquelle on pourrait, à l'ombre de Katrina, tirer des leçons quant à l'état de la société ou de la politique américaine :
Katrina n'est donc le symbole de rien, du moins au-delà de la difficulté que pourra éprouver un pays quelconque, même hyper-développé, même hyper-moderne, à gérer une situation totalement atypique. Bref, une situation ingérable...
En résumé : "Stuff happens".

Sauf qu'il y a quand même une énorme différence entre la canicule française et l'ouragan qui a frappé les Etats-Unis. Les deux événements sont certes pareillement exceptionnels : la probabilité qu'un ouragan de force 4 frappe directement une métropole américaine est heureusement très faible; de même la probabilité que la population française soit exposée à une série de 9 jours consécutifs pendant lesquels la température moyenne dépasse les 35°C est minime : le rapport d'étape sur la canicule relève ainsi que "la France métropolitaine a connu dans la première quinzaine d'août 2003 une vague de chaleur d'une intensité et d'une durée sans précédent depuis le début des enregistrements météorologiques au 19ème siècle."

Pour être exceptionnelle, de par son intensité et de par sa trajectoire, Katrina n'en était pourtant pas moins, et au contraire de la canicule française, éminemment prévisible, comme le rappelle Andrew Sullivan dans une excellente chronique pour le Sunday Times (mes italiques) :
Below is a passage from the Houston Chronicle in 2001, which quoted the Federal Emergency Management Agency on the three likeliest potential disasters to threaten America. They were: an earthquake in San Francisco, a terrorist attack in New York City (predicted before 9/11), and a hurricane hitting New Orleans.

Read this prophetic passage and weep: “The New Orleans hurricane scenario may be the deadliest of all. In the face of an approaching storm, scientists say, the city’s less-than-adequate evacuation routes would strand 250,000 people or more, and probably kill one of 10 left behind as the city drowned under 20ft of water.

“Thousands of refugees could land in Houston. Economically, the toll would be shattering . . . If an Allison-type storm were to strike New Orleans, or a category three storm or greater with at least 111mph winds, the results would be cataclysmic, New Orleans planners said.

Wikipedia souligne en outre que ce type d'avertissement n'était pas isolé :
The risk of devastation from a direct hit was well documented. The Times-Picayune newspaper ran a series on the risk (Wall Street Journal Online, by Joe Hagan, 8-31-05, p. A5). National Geographic ran a feature in October 2004 [15]. Scientific American covered the topic thoroughly in an October 2001 piece titled "Drowning New Orleans" [16]. Walter Williams did a serious short feature on it called "New Orleans: The Natural History", in which an expert said a direct hit by a hurricane could damage the city for six months [17].
Quand bien même la catastrophe était prévisible, les critiques adressées à l'administration Bush sont-elles justifiées? Certainement pas toutes, évidemment : les tentatives de rendre la guerre en Irak ou l'inaction des Etats-Unis face au réchauffement climatique en partie responsables du chaos à la Nouvelle Orléans ne sont pas complètement absurdes, mais elles restent assez faibles. De même, la question de la responsabilité quant au sous-financement des digues de la Nouvelle Orléans est beaucoup plus complexe que ce que les critiques laissent entendre. Enfin, et même avec la meilleure gestion de crise du monde, il est clair que Katrina aurait fait des dégâts matériels et humains considérables. Mais beaucoup de reproches restent valides :
  • L'agence en charge de la gestion des situations de crise (la Federal Emergency Management Agency) a été victime d'importantes coupes budgétaires depuis 2001 et Bush a nommé à sa tête un protégé dont la compétence était pour le moins douteuse
  • Après le passage de l'ouragan, il a fallu 4 jours aux autorités pour acheminer des ravitaillements sur zone, ce qui a sans aucun doute contribué à augmenter de manière non-négligeable le nombre de victimes (désolé François, mais, dans ce type de situation, chaque heure compte). En décembre 2004, les vivres ont été acheminées en 2 jours dans les régions indonésiennes touchées par le tsunami. La comparaison est encore moins flatteuse quand on prend en compte le fait que le passage de l'ouragan avait été annoncé, alors que le tremblement de terre qui a provoqué le tsunami était par nature imprévisible.
  • Dans plusieurs cas, les autorités fédérales ont refusé ou tardé à accepter des aides extérieures qui auraient été précieuses, comme celle de la Croix rouge, des gardes nationales d'Etats de la région et de l'armée elle-même.
  • Les membres de l'administration Bush en charge des opérations de secours ont souvent cherché à minimiser la gravité de la situation, allant jusqu'à mettre en doute des informations qui étaient pourtant confirmées par les journalistes sur place et les responsables locaux.
Les autorités américaines ont gravement failli, dans la préparation et dans la gestion de la crise. Cette incurie est d'autant plus impardonnable que la catastrophe était prévisible. Le bilan aurait de toute façon été lourd, mais il n'aurait jamais dû être aussi lourd que ce que l'on pressent aujourd'hui.

On peut évidemment, et légitimement, contester le fait que Katrina soit le symbole de l'échec du capitalisme à l'américaine, tout comme on pouvait trouver contestables (au minimum) les analyses de ceux qui faisaient de la canicule de 2003 le symbole de la ruine du socialisme à la française. Mais comme symbole de l'incompétence dramatique et criminelle de l'administration Bush, il est difficile de trouver pire.