19 avril 2004
Discipline mise à part, il y a un petit côté Paul Krugman chez Justin Vaïsse. Pas le Krugman vengeur des années 2000, reconverti en chroniqueur politique au mépris de la théorie des avantages comparatifs. Mais le Krugman des années 1990, qui combinait avec bonheur la vulgarisation économique et la lutte acharnée contre les fadaises pseudo-scientifiques qui constituent l'essentiel du discours médiatico-politique sur l'économie. D'où une propension assez jouissive à secouer régulièrement le cocotier et à s'aliéner à la fois conservateurs (en ridiculisant la théorie de l'offre) et libéraux (en démontant les critiques éculées du libre-échange).
Justin Vaïsse, (jeune) historien français des Etats Unis, suit la même route. Il est vrai que la capacité de notre beau pays à avoir une vision complètement caricaturale de la société et de la politique américaines semble souvent illimitée (le contraire est aussi vrai). Ce qui lui offre l'occasion de taper alternativement sur la majorité antiaméricaine et la minorité proaméricaine, comme le montre cette démolition magistrale (pdf) des ouvrages d'Emmanuel Todd et de Jean-François Revel.
Pourquoi ce panégyrique? D'abord pour recommander le nouveau site de Justin Vaïsse, qui permet d'accèder à quelques uns de ses articles récents et à ses chroniques hebdomadaires sur Radio Canada. Ensuite pour conseiller sa tribune dans Le Monde d'aujourd'hui, discussion mesurée sur le parallèle entre la situation en Irak et la guerre du Vietnam. Je pense qu'il a parfaitement -et malheureusement- raison sur ce point :
[L]es Américains n'arrivent pas à croire qu'on puisse, au Vietnam ou en Irak, faire le mauvais choix, le choix immoral de préférer le nationalisme à la démocratie, le sectarisme chauvin à la vraie liberté, qu'on tue des soldats qui viennent en libérateurs, qu'on enlève des membres d'ONG qui ne sont là que pour aider.
Ce chaos apparemment absurde ébranle profondément le credo américain. De ce point de vue, la guerre en Irak, conçue à l'origine comme éminemment morale, marque plus encore que le 11 septembre 2001 la redécouverte du mal, de l'insoluble ou bien des solutions de compromis piteuses, bref de la politique et de ses limites, mais aussi de l'épaisseur historique des sociétés étrangères - un autre oubli récurrent pointé par Stanley Hoffmann dans la culture politique américaine.
Cette redécouverte pourrait bien marquer également dans les prochaines années la fin d'une bulle de confiance voire d'hubris qui s'est incarnée dans l'ascendant acquis par les néoconservateurs et leurs alliés et qui trouve sa triple origine dans la chute du mur de Berlin, la croissance économique des années 1990 et la construction, depuis Ronald Reagan notamment, d'un formidable outil de défense qui a nourri une illusion d'omnipotence.
Mis en ligne par Emmanuel à 17:35 | Lien permanent |