28 avril 2004

"Rendre Perben caduc" 

C'est la suggestion qu'a assénée ce midi sur BFM Daniel Cohn-Bendit à une Valérie Lecasble un rien estomaquée. Malgré tout le respect que je dois au député vert-rouge pour son activisme européen, la formule me semble un peu excessive. Mais il est vrai que l'interview donnée au Figaro du jour par Dominique Perben est un tel entrelacs de mauvaise foi et d'arrogance que le bouillonnement de rage cohn-benditien apparaît presque rationnel.

Pour ceux qui débarquent, je résume l'affaire : Noël Mamère s'est mis en tête de célébrer un mariage homosexuel dans sa bonne ville de Bègles en juin prochain, arguant que le Code civil ne s'y oppose pas explicitement et cherchant à forcer les cours nationales à statuer sur la question. On peut trouver que c'est un coup de pub à peu de frais ou l'occasion d'ouvrir un vrai débat sur une question majeure. Que la perspective d'un mariage civil pour les homosexuels est révoltante ou réjouissante. Que réserver le mariage aux seuls époux de sexes opposés est une évidence qui s'impose par elle-même ou une inégalité qu'il faut corriger. Très bien. Je suis d'autant plus près à avoir un débat serein (toute once d'homophobie primaire est évidemment à proscrire) sur la question que mon avis est loin d'être fait. Je rappelle juste à mes amis libéraux conséquents que The Economist a déjà rendu son jugement, et qu'il est donc dangereux pour eux de trop s'en écarter.

Mais ce qu'on ne peut pas, ce que n'on ne doit pas faire quand on est ministre de la Justice c'est flatter les bas instincts réactionnaires de l'électorat UMP en outrepassant son pouvoir et en étalant aux yeux du public une méconnaissance inquiétante des matières juridiques sur lesquelles on s'exprime.

Que nous dit en effet Perben, interrogé par Le Figaro?
  • Premièrement, que le "mariage [homosexuel célébré par Noël Mamère] sera purement et simplement nul, car contraire à l'état du droit", et que "prétendre que la différence de sexe entre les conjoints n'est pas inscrite dans le Code civil est [...] un mensonge". Qu'en conséquence Mamère sera sévèrement cassé, puis puni par les tribunaux adéquats.

  • Deuxièmement, que, saisie de l'affaire, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH pour les intimes), rejetterait la requête car l'article 12 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales précise : "A partir de l'âge nubile, l'homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l'exercice de ce droit".
Laissons pour la fin la question épineuse de savoir ce que dit le Code civil et arrêtons-nous sur les deux autres assertions, l'une dangereuse, l'autre trompeuse, de Perben.
  • Dangereuse d'abord l'affirmation selon laquelle l'acte de mariage que délivrera le maire de Bègles sera illégal, dans la mesure où il ne me semble pas qu'il entre dans les attributions du garde des Sceaux de préjuger publiquement d'un jugement qui aura à être rendu par des magistrats indépendants.

  • Trompeuse ensuite la référence à l'article 12 de la CESDHLF pour étayer sa thèse. Car l'article 12 vaut tel qu'interprété par la CEDH et il se trouve que la Cour de Strasbourg a opéré un revirement de jurisprudence notable en juillet 2002 sur une question différente mais pas sans implication pour le cas qui nous occupe :
    La Cour rappelle que dans les affaires Rees, Cossey, et Sheffield et Horsham, l'impossibilité pour les requérants transsexuels d'épouser une personne du sexe opposé à leur nouveau sexe fut jugée non contraire à l'article 12 de la Convention. (…).
    Réexaminant la situation en 2002, la Cour observe que par l'article 12 se trouve garanti le droit fondamental, pour un homme et une femme, de se marier et de fonder une famille. Toutefois, le second aspect n'est pas une condition du premier, et l'incapacité pour un couple de concevoir ou d'élever un enfant ne saurait en soi passer pour le priver du droit visé par la première branche de la disposition en cause."

    (Arrêt Christine Goodwin c/ R.-U. du 11 juillet 2002 - c'est moi qui souligne)
Le Figaro faisant bien les choses, les lecteurs qui n'auraient pas été totalement convaincus par les arguments perbeniens peuvent se retourner vers ceux de "Françoise Dekeuwer-Défossez, professeur de droit à Lille et spécialiste du droit de la famille". Qui confirme que le texte du Code civil est très clair et cite pour le prouver deux références au couple "mari et femme" (articles 75 et 108). Je note qu'elle ajoute ensuite qu'on "pourrait multiplier les exemples" : invitation gratuite, puisque que ce sont les deux seuls. Enfin, elle nous assure également, quoi qu'avec plus de circonspection que Perben, que la Cour de Strasbourg rejetterait une requête dans l'affaire Mamère.

En relisant bien l'interview, on s'aperçoit cependant d'un phénomène étrange : interrogée sur le "mariage", notre professeur de droit n'arrête pas de répondre "adoption" et "intérêt de l'enfant". Ce qui est évidemment très intéressant, et fondé juridiquement, mais nous éloigne un peu de notre cas, dans la mesure où -je me répète-"l'incapacité pour un couple de concevoir ou d'élever un enfant ne saurait en soi passer pour le priver du droit [de se marier]". Comme le dit fort bien par ailleurs Mme Dekeuwer-Défossez "la Cour européenne des droits de l'homme n'a jamais été saisie de la question du mariage homosexuel".

Le sens d'une décision de la CEDH sur ces questions n'est donc pas a priori prévisible. Et la tendance de la Cour à interpréter de manière large les articles de la Convention rend la probabilité d'une condamnation de la France pour discrimination non nulle. Ce qui suffit à rendre largement discutable le pronostic péremptoire de Perben sur la décision des juges européens.

Mais ce qui rend définitivement risible tout son argumentaire est la lecture d'un vieux rapport d'information de la commission des Lois du Sénat concernant la proposition de loi relative au Pacte civil de solidarité (session 1998-1999). A l'époque, la droite quasi-unanime (bravo Roselyne, tu as au moins fait une chose de grand dans ta vie politique) criait à l'assassinat de la civilisation dans l'hémicycle et défilait dans les rues de Paris aux côtés d'éléments réclamant le rôtissage à petit feu des "pédés". Le PACS était alors considéré comme la porte ouverte à toutes les perversions futures et le rapporteur Patrice Gélard notait avec effroi que :
Le code civil ne contient aucune définition du mariage. Plus curieux, il n'y est nulle part explicitement précisé qu'il concerne un homme et une femme.
Je note avec une certaine délectation que le sénateur Gélard est aussi le doyen Gélard, professeur émérite de l'université du Havre et spécialiste reconnu du droit constitutionnel.