24 mai 2004

La NewYorkTimisation des éditorialistes français : épisode 2 

Alain-Gérard Slama, lui, ressemble de plus en plus à William Safire. D'accord, leur carrière n'est pas vraiment identique, et mieux vaut avoir été assistant de Raymond Aron (Slama) que plume de Richard Nixon (Safire). Mais leur profil actuel converge : des vieux conservateurs cultivés (Slama donne un cours d'histoire des idées politiques à Sciences Po, Safire tient une rubrique de lexicologie dans le New York Times Magazine) qui éditorialisent à jet continu sur la politique, la société, l'économie, les choses de ce monde et de l'au-delà. Le tout avec une plume toujours alerte et fréquemment acérée.

Et surtout avec une mauvaise foi qui est bien souvent indigne de leur valeur intellectuelle. Car Safire, du haut de ses chroniques bihebdomadaires dans le New York Times, est aujourd'hui l'un des hérauts les plus horripilants de la secte nécoconservatrice. Et parce que Slama, qui écrit tous les lundi dans Le Figaro, semble incapable de défendre une vision conservatrice (d'aucuns diraient réactionnaire) du monde sans recourir à des arguments franchement malsains. La semaine dernière, il trouvait le moyen de larder son refus du mariage homosexuel d'une sortie sur "l'offense à la dignité humaine" que constituerait la Gay Pride.

Aujourd'hui, il soutient que l'entrée de la Turquie dans l'UE serait dommageable et pour l'Europe politique actuelle et pour la société turque. Slama va donc plus loin que les tenants de la thèse de l'Europe chrétienne, en se plaçant la moitié du temps du point de vue des Turcs. Ce qui reste une stratégie rhétorique très efficace, car elle permet de soutenir en théorie des politiques progressistes tout en condamnant ces politiques en pratique, au nom de la mécanique des effets pervers. Le problème est que, peu importe de quel côté il penche, Slama ne peut s'empêcher de déraper. Sur l'Islam d'abord, pour ouvrir son éditorial en fanfare :
La politique de la main tendue aux islamistes dits «modérés» pratiquée par l'Europe [...] consolide les avancées d'une religion qui se nourrit de la crise de la culture occidentale, et qui prend, pour une majorité de ses adeptes, la dimension d'une nouvelle idéologie.
Message aux mulsumans : votre religion est fondamentalement mauvaise et toute tentative pour la rendre compatible avec les valeurs démocratiques occidentales ne peut être qu'une ruse de l'histoire pour détruire la culture européenne.

Mais Slama ne s'arrête pas en si bon chemin. Au milieu d'une argumentation socio-historico-politico-économique un peu tortueuse, il réussit à placer une statistique manifestement erronée ("le revenu par habitant frôle les deux tiers de celui de la République tchèque" ; voir ce PDF pour la réfutation) avant d'écrire sans rire :
Cette société paresseuse et entreprenante [sic ; mais c'est sûrement un effet de style] a atteint un certain équilibre ; elle est attachée à un certain bonheur de vivre, qui serait tué par les lois sociales et les normes juridiques européennes.
Une bonne dose d'orientalisme clichetonneux, une louche de mythe du bon sauvage et Slama nous ramène en plein XVIIIe siècle. On attend avec impatience la suite de la régression historique dans les semaines prochaines : au rythme où il va, l'éditorialiste du Figaro devrait s'attaquer au concile de Mâcon à la rentrée.