17 juin 2004

Pierre blanche 

Pas aussi hallucinant que la critique louangeuse du prochain film de Michael Moore sur le site de Fox News (Fox News!), mais suffisamment rare pour être souligné : Le Figaro a publié hier une tribune économique réellement intéressante, sous la plume d'Olivier Blanchard.

Le texte est extrait du dernier numéro des Cahiers du think tank En temps réel (revue dont Versac disait le plus grand bien hier) consacré au thème du déclin économique de l'Europe. Il se trouve que Blanchard ne partage pas vraiment l'ultra-pessimisme ambiant sur le sujet, et il abat ses cartes d'entrée :
Les choses ne vont pas si mal. Durant les trente dernières années, la croissance de la productivité a été bien plus élevée en Europe qu'aux États-Unis. Les niveaux de productivité sont aujourd'hui à peu près les mêmes dans l'Union européenne et aux États-Unis. La principale différence est que l'Europe a utilisé une partie de la hausse de productivité pour augmenter le temps de loisir plutôt que le revenu, tandis que les États-Unis ont fait l'inverse.
On peut certes lui objecter que les courbes de productivité se sont inversées depuis une petite dizaine d'années, ce qui n'est pas franchement rassurant pour l'Europe. Cela dit, on ne sait pas encore vraiment s'il s'agit juste d'un retard ponctuel dans l'intégration au processus de production des nouvelles technologies ou de la preuve que les institutions américaines sont intrinsèquement mieux adaptées à une économie dominée par les services, les flux d'informations et les organisations en réseaux.

En tout cas, la thèse centrale de Blanchard me semble très vraie : les mesures basées sur une comparaison du PIB surestiment l'écart entre l'Europe et les Etats-Unis, parce que la variable "temps de loisir" n'y est pas comptabilisée, alors qu'elle apporte sans aucun doute un surcroît d'utilité aux individus (à condition que ce soit un loisir choisi et non forcé). Il semble d'ailleurs assez bien établi que les Américains aimeraient, individuellement, passer moins de temps au travail mais qu'ils sont, en raison de pressions systémiques, forcés de travailler plus.

A cela, il est d'usage de répliquer que l'Europe souffre d'un défaut exactement inverse : une partie de la population souhaiterait travailler plus (soit par l'augmentation du temps de travail, soit en passant de l'inactivité à l'activité) mais ne le peut pas à cause d'une fiscalité trop élevée et de la rigidité du marché du travail. Blanchard essaye de montrer, chiffres à l'appui, que cette thèse ne tient pas la route, et que la vraie raison de l'écart euro-américain tient avant tout à des préférences opposées (préférence pour le loisir contre préférence pour le surcroît de revenu via un temps de travail plus élevé). Pour tout dire, je reste un peu sceptique devant ce type d'explication kaganienne et je doute que le raisonnement soit aussi applicable à la France qu'il l'est à l'Irlande. Ceci autant dit, la thèse de Blanchard est réellement intéressante, surtout en des temps où l'extase béate devant le système américain est devenue le réflexe conditionné d'une large partie de notre commentariat économique.

NB : Si les deux personnes qui ont lu cette note jusqu'au bout souhaitent poursuivre la réflexion sur les comparaisons économiques transatlantiques, je ne saurais que trop conseiller un article passionnant (et, il me semble, assez accessible malgré sa longueur) de l'économiste américain Robert Gordon, disponible en anglais (ici) et en français ().