19 août 2004

Divagations sur l'utilitarisme 

L'un des grands avantages de cette petite caisse à savon qu'on appelle un blog est de pouvoir faire partager à un lectorat réduit mais fidèle ses indignations, ses découvertes, ses avis et ses émotions. Le texte reproduit ci-dessous, et tiré du numéro de janvier 1988 du très sérieux Proceedings and Addresses of the American Philosophical Association, pose cependant problème. Parce que je le trouve hilarant. Et qu'il y a de grandes chances que vous non. Tentons néanmoins l'expérience :
Consider the following case:

On Twin Earth, a brain in a vat is at the wheel of a runaway trolley. There are only two options that the brain can take: the right side of the fork in the track or the left side of the fork. There is no way in sight of derailing or stopping the trolley and the brain is aware of this, for the brain knows trolleys. The brain is causally hooked up to the trolley such that the brain can determine the course which the trolley will take.

On the right side of the track there is a single railroad worker, Jones, who will definitely be killed if the brain steers the trolley to the right. If the railman on the right lives, he will go on to kill five men for the sake of killing them, but in doing so will inadvertently save the lives of thirty orphans (one of the five men he will kill is planning to destroy a bridge that the orphan's bus will be crossing later that night). One of the orphans that will be killed would have grown up to become a tyrant who would make good utilitarian men do bad things. Another of the orphans would grow up to become G.E.M. Anscombe, while a third would invent the pop-top can. [...]
Ca continue dans la même veine, avec encore plus de complications improbables, jusqu'à la question qui tue :
QUESTION: What should the brain do?

[ALTERNATIVE EXAMPLE: Same as above, except the brain has had a commisurotomy, and the left half of the brain is a consequentialist and the right side is an absolutist.]
Pourquoi ce texte n'est-il pas drôle? Parce qu'il parodie -jusqu'à l'absurde- un problème philosophique fameux (le "trolley problem"). Ce qui veut dire que ceux qui ne sont pas familiers avec la philosophie anglo-saxonne risquent de ne rien saisir à l'humour profond qui transpire de ses lignes ; et que ceux qui sont familiers avec la philosophie anglo-saxonne l'ont probablement déjà lu une bonne dizaine de fois, et donc ne le trouvent plus hilarant.

Voilà notre petit paradoxe du jour résolu. Mais pas une question plus générale, qu'il me démange de poser à ceux qui s'y connaissent plus que moi (Phersu, au hasard)en ces matières : comment se fait-il que ce genre de problèmes ne soit, si j'en crois ma modeste expérience universitaire, jamais utilisé dans les cours introductifs français? A cause d'un rejet en bloc du conséquentialisme et des calculs coûts/bénéfices? D'une crainte de paraître immoral, égoïste, calculateur?

Un exemple au hasard : Mark Kleiman s'intéresse, dans cette note d'avril 2003, à l'absence d'un nombre adéquat de canots de sauvetage sur le Titanic. Les passagers en première et seconde classe avaient tous une place reservée dans un canot. Mais pas les passagers les plus pauvres, qui voyageaient dans l'entrepront et ont donc pour la plupart péri au cours du naufrage. Le réflexe immédiat est de crier au scandale, contre la cruauté de l'armateur d'abord, contre l'impéritie des autorités publiques ensuite. Sans doute une loi obligeant les armateurs à prévoir autant de place en canot que de passagers aurait permis de réduire fortement le nombre de victimes au cours du naufrage?

Oui mais, répond Kleiman (qui, je le rappelle, est professeur de sciences sociales à UCLA et solidement démocrate). Il est évident qu'une telle loi aurait renchéri le prix du billet pour les passagers les plus pauvres. Il est donc probable qu'elle aurait réduit le nombre d'immigrants britanniques vers les Etats-Unis, et ainsi limité les perspectives d'évolution sociales d'un certain nombre de familles vivant dans une pauvreté abjecte en Europe et qui pouvait espérer un avenir meilleur outre-Atlantique. Il est enfin envisageable que cette perte d'utilité fasse plus que compenser le débours causé par les morts du Titanic. Et donc qu'une loi cherchant à aider les pauvres aurait en définitive fini par leur nuire (ceux qui ont lu The Rhetoric of Reaction d'Albert Hirschman seront en terrain connu).

Mon argument n'est pas que Kleiman a raison sur cet exemple précis - il renvoie d'ailleurs en nota bene à un contre-argument historique qui semble prouver que son calcul coût/bénéfice est inexact. Mais plutôt qu'une discussion sur ces bases me semble quasiment impossible à avoir en France. Et je trouve cet état de fait regrettable.