30 août 2004

Faut-il désespérer de The Economist? 

Le magazine britannique The Economist a soutenu la candidature de George W. Bush en 2000. Il s'est aussi prononcé très tôt (dès août 2002) en faveur d'une intervention militaire en Irak. La philosophie libérale qui inspire les positions idéologiques du magazine le rapproche le plus souvent des Conservateurs britanniques et des Républicains américains. Surtout quand ces derniers combinent une critique radicale de l'intervention étatique dans la sphère économique avec un projet de promotion, par la force si nécessaire, des valeurs de la démocratie libérale dans le champ des relations internationales. Sans surprise, donc, The Economist a été un admirateur zélé de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. A première vue, tout semble concorder pour qu'il soutienne à nouveau Bush pour les élections de novembre 2004.

Sauf que le magazine londonien se veut au-dessus des partis et cultive avec soin une réputation de pragmatisme. En témoignent ses soutiens à Bill Clinton en 1992, à Tony Blair en 2001, et même à Ken Livingstone (ancien gauchiste devenu maire de Londres) en 2004. Ou ses dénonciations fracassantes d'hommes politiques dont il partage plutôt l'orientation idéologique, comme ce fut le cas pour Silvio Berlusconi et Jacques Chirac en 2002. Surtout, The Economist a souvent adopté une position très critique à l'égard de certaines politiques de l'administration Bush : le journal n'a pas apprécié que le président américain ait tourné le dos au principe d'une gestion prudente des finances publiques; ni qu'il fasse des concessions de plus en plus importantes à une droite chrétienne qui défend des valeurs diamétralement opposées à celles du libéralisme; ni, enfin, qu'il gère aussi lamentablement une aventure irakienne dans laquelle le magazine avait investi une part de sa crédibilité. Vu sous cet angle, The Economist pourrait s'acheminer vers un soutien du bout des lèvres à la candidature de John Kerry, d'autant que le candidat démocrate s'est résolument placé au centre de l'échiquier politique.

D'où la déception de ceux qui espérent que cette option l'emportera à la lecture de l'éditorial du dernier numéro. Comme le relève Brad DeLong, le texte est étrangement schizophrène : d'un côté, une critique acerbe de nombre des aspects du bilan de l'administration Bush; de l'autre, la volonté de laisser une chance au candidat républicain, dont le magazine estime -sans vraiment le démontrer- qu'il commence à "tirer la leçon de ses erreurs". Faut-il pour autant en conclure que The Economist va nécessairement soutenir Bush en novembre? La réponse est non.

D'abord, il faut rappeler que le magazine ne dévoilera son verdict qu'à la veille de l'élection présidentielle, à la lumière non seulement du bilan de l'administration sortante mais aussi de la teneur de la campagne et des projets des candidats. D'où une attitude actuelle qui consiste à ménager la chèvre, le chou et le suspense. Ensuite, et surtout, les sophismes des éditorialistes n'empêchent pas l'expression une critique beaucoup plus fondamentale de l'administration Bush. Dans le même numéro, le long article qui cherche à faire le bilan de quatre ans de présidence républicaine utilise ainsi un argumentaire qui n'est pas sans évoquer, sous le vernis d'un style policé, les critiques structurelles faites depuis longtemps par des commentateurs démocrates [je souligne] :
Mr Bush has frequently said that voters will give their verdict in November, and that he looks forward to it. But quadrennial elections are not the only means of restraining government. The genius of the American system is that administrations must work within a system of checks and balances. These checks have themselves been checked.

Congress is the main competing source of power. It has become more like an adjunct to the administration. Information encourages public scrutiny. The flow has been reduced. The administration's actions are filtered through civil-service rules and procedures. The rules have been chopped and changed. A free press is essential to the working of democracy. Andy Card, the White House chief of staff, rejected that view, arguing “I don't believe you [the press] have a check-and-balance function.” On occasion, the administration has even crossed the line separating the interests of the state from the party by using taxpayers' money to finance advertising for the Medicare bill.

Almost all governments bend the truth. This one has seldom resorted to outright falsehood; instead, the administration has manipulated public information and breached basic standards of political conduct in Congress, the civil service and public debate. Whatever the merits of increasing presidential authority, Mr Bush has achieved his aim less by winning support for more power than by weakening the authority of other institutions.
Cet argumentaire est crucial, car il permet à The Economist de défendre une ligne d'opposition à Bush qui va au-delà de la critique ponctuelle de certaines options idéologiques. Il permet aussi de dépasser les doutes que peut avoir le journal sur une hypothétique présidence Kerry. De quoi ouvrir la voie un soutien au candidat démocrate, au nom de la volonté de rétablir une division des pouvoirs à Washington.

NB : Je précise que je suis abonné à The Economist et que je le considère comme l'un des tous meilleurs périodiques du monde, bien que je ne partage pas (loin de là) toutes ses options idéologiques. Mon jugement actuel est donc possiblement influencé par le désir de rationaliser mes choix passés. Tout comme le jugement du journal londonien est sans aucun doute encore inspiré par la volonté de justifier son soutien à Bush en 2000.