23 septembre 2004
Un lecteur m'écrit pour me faire part de ses interrogations macroéconomiques :
Je ne comprends pas pourquoi la suppression d’un jour férié peut permettre de dégager de l’argent frais pour les retraités.Une excellente question, dont la réponse est à la fois très simple et très compliquée. Ce qui mérite plusieurs niveaux de réponse - les allergiques à l'économie pouvant se contenter de la première :
Je touche un salaire fixe, le même tous les mois, que l’on soit en février ou en mai. Il n’y a pas de variation en fonction des journées travaillées ou des fériés. Bref, suis-je concerné par cette réforme ? ou seuls le sont ceux qui sont payés à l’heure?
Réponse peu ou prou exacte en version courte: les salariés (mon lecteur y compris) travaillent un jour de plus; donc les entreprises produisent plus à masse salariale égale; leurs bénéfices augmentent; l'Etat taxe les entreprises, de manière à reprendre ce surcroît de bénéfices; il utilise les sommes ainsi prélevés pour des actions en faveur des personnes âgées.
Réponse simpliste : comme tout le monde le sait, si les Français sont pauvres, c'est qu'ils ne travaillent pas assez. Travailler un jour de plus permettrait d'augmenter la production nationale, et donc la masse des richesses à partager entre les différents acteurs économiques. Ce que le MEDEF résume ainsi : "Une journée de travail en plus, c'est plus de production, plus de richesse créée, plus de moyens pour la solidarité".
Peut-on facilement chiffrer cette augmentation de richesses? Oui. Le nombre de jours ouvrés est en moyenne, en France, de 220 jours. En passant à 221 jours de travail, la production s'accroît mécaniquement de 0,45%.
Une part de cette richesse nouvelle va revenir à l'Etat sous forme de recettes fiscales. Si la législation fiscale reste la même, la somme supplémentaire correspond à 0,45% des recettes actuelles, soit environ 3 milliards d'euros. L'Etat utilise cette somme pour aider les maisons de retraite et les personnes âgées. Tout le monde est content : les salariés travaillent certes un jour de plus, mais le jeu des forces du marché fera qu'ils seront en fin de compte payés pour ce travail supplémentaire.
Réponse plus réaliste : le scénario décrit ci-dessus suppose que l'ajustement économique soit automatique. C'est-à-dire qu'il suffit de décréter que le temps de travail augmente de x% pour que la production augmente aussi, de façon instantanée, de x%. Au moins à court terme, un tel raisonnement ne tient pas la route. Ce qui fait que l'Etat qui veut affecter rapidement des sommes importantes au profit des personnes âgées a toutes les chances de se retrouver le bec dans l'eau.
Comment s'en sortir? Le technocrate qui sommeille en vous s'est déjà écrié : "Mais en accélérant le gain fiscal, bien sûr!". C'est-à-dire en créant un nouvel impôt, dont la recette sera affectée à améliorer la condition de nos amies les personnes âgées. Impôt qui va évidemment frapper les entreprises, qui profitent d'un jour de travail supplémentaire gratuit de la part de leurs salariés. Le but étant que la mesure soit neutre pour les entreprises, qui redonnent au fisc exactement ce qu'elles ont gagné en faisant travailler plus leur personnel sans les payer davantage. Bilan de la manoeuvre : les salariés y perdent (un jour de repos), la mesure est neutre pour les entreprises, l'Etat y gagne des ressources fiscales supplémentaires qu'il peut consacrer au 3e, 4e et 5e âges.
Cette solution a été adoptée par le gouvernement Raffarin en novembre 2003 : la durée légale du travail passe de 1600 à 1607 heures (à partir de juillet 2004) et une taxe de 0,3% sera désormais levée sur la masse salariale des entreprises. Le même dispositif sera en vigueur pour les fonctionnaires. Pour répondre aux esprits chagrins qui s'indignaient que seuls les salariés soient mis à contribution, les revenus de l'épargne seront aussi taxés à hauteur de 0,3%. A noter que les professions libérales sont exclues du dispositif. Le paquet de mesures devrait rapporter 9 milliards d'euros à l'Etat sur 4 ans.
Réponse tellement complexe que c'est à s'en arracher les cheveux : mais à propos, comment va être absorbée la production supplémentaire produite durant le jour de travail en plus? La demande intérieure reste la même, parce que les salaires sont inchangés. Mais le coût du travail a augmenté, à cause de la taxe sur la masse salariale. Une augmentation du chômage est donc à prévoir. Sauf dans un secteur, qui bénéficie à plein de la mesure : celui de l'aide aux personnes âgées. Secteur qui va être généreusement subventionné par l'Etat et va pouvoir augmenter largement ses effectifs. Quel sera en fin de compte l'effet sur le chômage, et sur la production totale? Là, on rentre dans le domaine complexe de la modélisation macroéconomique, et la réponse dépend évidemment des hypothèses que l'on retient sur le comportement des entreprises. J'atteins rapidement mon seuil d'incompétence en ces matières, donc je renvoie les personnes intéressées aux calculs exposés dans cette lettre de l'OFCE (pdf) d'octobre 2003 (malheureusement avant que le "plan Raffarin" ne soit dévoilé, donc).
Notons en conclusion que les Français sont de moins en moins convaincus de la nécessité de travailler un jour de plus pour aider nos aînés : selon un sondage de l'Ifop, ils n'étaient plus, en mai 2004, que 40% à approuver (tout à fait ou plutôt) la mesure. Contre 54% en août 2003. Encore une preuve des ravages faits par les 35 heures sur la valeur travail.
Mis en ligne par Emmanuel à 21:45 | Lien permanent |