17 septembre 2004

Lost in translation 

Je suis un piètre traducteur anglais-français. Mais je sais au moins reconnaître quand une traduction est mauvaise. Et celle du programme économique de Kerry, parue dans Le Monde d'hier et reprise du Wall Street Journal, est absolument déplorable. D'une, ça pue la traduction vite faite mal faite à plein nez, avec un effort pour écrire en français plausible quasi-inexistant. Voyez le début par exemple :
En voyageant dans le pays, je rencontre des commerçants, des grossistes, des contremaîtres et des entrepreneurs optimistes. Si leurs expériences sont différentes, ils s'accordent tous pour dire que l'Amérique peut mieux faire avec une administration qui favorise davantage les entreprises. Des directeurs de société comme Warren Buffett, Lee Iacocca et Robert Rubin soutiennent ma campagne parce qu'ils pensent que les entreprises se porteraient mieux aux Etats-Unis si nous changions nos PDG.
Personne, personne, n'écrirait jamais un texte en français en employant ce genre de phrases.

De deux, et plus grave, le texte est rempli d'erreurs de traduction qui altèrent le sens original de la tribune de John Kerry. Si bien que le texte en devient souvent incompréhensible, et tombe parfois dans le contresens total. Petit Gros florilège, dans l'ordre du texte :
  • "Stock trader" (qui est évidemment un opérateur en bourse, spécialisé sur le marché des actions) traduit par "grossistes". Hum? Peut-être y a-t-il confusion avec les "stocks" (des entreprises) français, auquel l'anglo-américain préfère le plus souvent "inventories". Ca commence mal.

  • "Business leaders (...) believe that American businesses will do better if we change our CEO." traduit par "Des directeurs de société (...) pensent que les entreprises se porteraient mieux aux Etats-Unis si nous changions nos PDG." Ce qui est un contre-sens absolu : quand Kerry mentionne "our CEO", il parle de George Bush, présenté comme le PDG de l'entreprise Etats-Unis. Rien à voir avec une critique des PDG des entreprises américaines (d'autant que l'anglais aurait alors utilisé "CEOs").

  • "our trade deficit has grown to more than 5% of the economy" devient "notre déficit commercial a dépassé les 5 % du volume économique". Ce n'est pas totalement fautif, mais très très maladroit. Dans ce sens, "economy" signifie simplement "PIB". Pourquoi ne pas l'employer?

  • "dismal economic record" rendu par le littéral (et fautif) "triste record économique". Alors qu'il s'agit bien d'un "bilan économique", pas d'un "record" au sens sportif du terme.

  • "The economy still has not turned the corner.". La traduction est effectivement problématique, parce qu'on est en plein dans l'expression idiomatique. "To turn the corner" signifie ici franchir un cap, passer d'une phase de récession (ou de faible croissance) à une phase d'expansion économique soutenue et durable. Traduire cela de manière concise n'est pas simple (utiliser le terme "reprise" pourrait aider). Mais une chose est sûre : "L'économie n'a pas encore passé le moment critique" est monstrueux, notamment parce qu'il donne l'impression que l'économie doit aller plus mal avant d'aller mieux, et que ce n'est pas du tout l'idée que Kerry cherche à faire passer.

  • "Stimulus" traduit par "stimulation". En matière de politique économique, le français a adopté l'expression "relance budgétaire". Pourquoi s'encombrer d'une maladroite traduction littérale?

  • "Accords officieux avec des intérêts particuliers" pour "sweetheart deals for special interests". A ma connaissance, "intérêts particuliers" est peu utilisé dans le vernaculaire politique français. "Lobbies" est un vilain anglicisme, mais il a au moins le mérite d'être clair. Plus grave, "sweetheart deals" désigne des décisions très (trop) favorables à certains groupes de pression, au point d'impliquer, justement, une notion de favoritisme. Rien à voir avec un quelconque caractère officieux.

  • "fight for a level playing field for America's workers" traduit par "nous battre pour que les travailleurs américains aient droit à un terrain équitable". Ras-le-bol de ces traductions littérales. "Lutter à armes égales" est encore usité en français, non?

  • "Portes de sorties" pour "loopholes", dans le contexte du droit fiscal. Alors que "niches fiscales" serait quand même plus exact et de toute façon beaucoup plus parlant pour le lecteur français.

  • "we will (...) penalize lawyers who file frivolous suits with a tough "three strikes and you're out" rule." Référence évidemment au droit pénal de certains Etats américains (notamment la Californie) qui impose automatiquement une (très lourde) peine de prison au bout de trois infractions pénales d'une certaine gravité, de façon à lutter contre les récidives. En français du Monde, ça donne : "nous pénaliserons les avocats qui déposent des plaintes frivoles en vertu de la règle qui a la peau dure : "trois coups et vous êtes cuit"." C'est non seulement risible, mais en plus cette histoire de "règle qui a la peau dure" est un affreux contresens.

  • Tiens, "his record" traduit par "ses déclarations". Bien essayé, mais toujours aussi faux que plus haut. D'autant que ce qui inquiéte les Républicains n'est pas les déclarations de Bush, mais bien son "bilan" en matière de réduction du déficit.

  • "une promesse de réduction du déficit de la part de George W. Bush n'est pas exactement une valeur de premier ordre." pour "A deficit reduction promise from George W. Bush is not exactly a gilt-edged bond". Bon, Kerry fait dans le jargon financier, ce qui complique la traduction : "gilt-edget bond" désigne une "valeur sûre", une "valeur de bon père de famille". Pas facile de s'en sortir clairement avec une traduction littérale. Mais le boulot du bon traducteur est justement de trouver une solution à des problèmes de ce genre. Et faire croire qu'il n'y a pas de problème n'est pas une solution.

  • "En 1993, j'ai participé au vote décisif pour enrayer le déficit." pour "In 1993, I cast a deciding vote to bring the deficit under control.". Encore un faux sens : car Kerry ne dit pas qu'il a participé à un "vote décisif". Il dit que son vote a été décisif. Autrement dit que le vote au Sénat s'est joué à une voix de majorité.

  • "Je rétablirai la règle "payez en partant" qui veut que personne ne propose ou ne fasse voter un nouveau programme sans moyens de financement." Le nom de la règle en anglais est "pay as you go" : pourquoi la traduire par une expression qui sonne complètement faux en français, alors que le reste de la phrase explique déjà le sens de l'expression originale?

  • "I am not waiting for next year to change the tone on fiscal discipline." traduit par "Je n'attends pas l'année prochaine pour changer le ton de la discipline fiscale." Incompréhensible en français. Pour la bonne raison qu'il n'y aucun moyen que ce "on" (Kerry suggère qu'il adopte un discours différent de Bush au sujet de la discipline budgétaire) soit traduit par un simple "de" en français.
C'est vraiment à pleurer. Et encore, je ne relève que les fautes les plus grossières.

En fait, je suis au moins autant perplexe qu'atterré. Il y a, j'imagine, des centaines de traducteurs français-anglais compétents sur la place de Paris - et encore plus ailleurs, l'éloignement géographique étant peu préjudiciable pour des travaux de cette nature. Sur le lot, il y a sûrement plusieurs dizaines de traducteurs avec un minimum de connaissances en politique économique qu'il aurait été logique de solliciter.

Au lieu de cela, Le Monde choisit une traductrice qui connaît visiblement peu le système politique américain, et pas du tout le vocabulaire économique (je me demande d'ailleurs si ce n'est pas la même qui avait massacré l'année dernière un texte de Milton Friedman). Et le responsable des pages Débats laisse passer, comme si le texte de John Kerry était à ce point lié à l'actualité immédiate qu'il soit impossible d'attendre un jour de plus pour sortir une traduction potable.

Du coup, j'en veux terriblement à mon professeur d'anglais d'hypokhâgne. Qui était excellent, là est justement le problème. Parce qu'à force de suivre des corrections magistrales de versions (et de se prendre des notes exécrables au cours du premier trimestre), on comprend très vite les dangers de la traduction littérale. On apprécie aussi à sa juste valeur la difficulté du travail du traducteur, et les trésors de subtilité qu'il faut déployer pour rendre le plus justement possible une phrase particulièrement rétive.

Finalement, ce cher professeur aurait mieux fait de nous encourager dans la voie que nous suivions au début de l'année scolaire. Peut-être que je serais traducteur pour Le Monde, aujourd'hui.