26 octobre 2004

Ite missa non est 

Le Vatican a rendu public hier le Compendium de la doctrine sociale de l'Eglise, un document de plus de 500 pages qui, nous apprend La Croix, a nécessité 5 ans de travail, comme quoi le grand âge se marie mal avec la rapidité d'éxécution, que l'on travaille au quai Conti ou à la Curie Romaine. Le quotidien catholique a en outre la bonne idée de nous rappeler ce que veut dire le mot latin compendium (raccourci, abrégé), et que le volume nouvellement publié vise à présenter, "de manière synthétique, mais complète, l’enseignement social de l’Église". Bon d'accord, jusque là, on s'en fout.

Pour comprendre en quoi ce texte est important, il faut :

1. Se tourner vers la presse américaine.
2. Garder en tête le fait que John Kerry est catholique et soutient certaines positions politiques qui vont à l'encontre du dogme de l'Eglise romaine.
3. Se rappeler que certaines autorités catholiques, en particulier l'influent cardinal Joseph Ratzinger, avait laissé entendre qu'un homme politique défenseur du droit à l'avortement pouvait être privé de communion.
4. Prendre en compte la capacité de l'Eglise à influer, par sa position officielle sur ces questions, sur le vote des catholiques américains.

Les plus fidèles d'entre vous se rappeleront que j'avais déjà abordé le sujet au début du mois, et que mes soupçons à l'égard de la position du cardinal Ratzinger s'étaient heurtés à la vigueur argumentative d'Alexandre Delaigue.

Il s'avère que la somme publiée hier relance le débat, même si elle est loin de le clarifier totalement. D'une part, comme le note le Washington Post, le texte affirme clairement que les catholiques (électeurs et élus) ne peuvent voter pour des textes ou des programmes qui contredisent clairement la doctrine de l'Eglise :
In one passage addressing behavior in politics, the book says that "a well-formed Christian conscience does not permit one to vote for a political programme or an individual law which contradicts the fundamental contents of faith and morals."
Donc, les catholiques américains ne peuvent pas, en leur âme et conscience, voter pour John Kerry? Le Vatican se garde bien de le dire aussi clairement :
Asked whether American Catholics could vote for a candidate who supports abortion rights, Martino deferred to Vatican spokesman Joaquin Navarro-Valls, who said the Holy See "never gets involved in electoral or political questions directly."
Notons que le porte-parole se livre ici à un subtil tour de passe-passe : le Saint-Siège ne dit jamais qu'il faut voter contre X ou pour Y, donc il n'aborde pas directement les questions purement politiques. Mais s'il se prononce sur certains sujets, et interdit aux fidèles de voter pour X s'il soutient telle ou telle position, cela revient techniquement à aborder indirectement les questions strictement politiques, et pratiquement à la même chose qu'une prise de position contre le candidat X.

Jusqu'ici, donc, le compendium et le porte-parolat du Vatican disent la même chose, et cette chose est peu favorable à John Kerry. Là où les choses se compliquent est qu'un avocat du diable inattendu fait son apparition dans l'article :
At the same time, Cardinal Joseph Ratzinger, the Vatican's chief arbiter of theological orthodoxy, sent a memo to Washington's Cardinal Theodore E. McCarrick that appears to give Catholics leeway in certain circumstances to vote for candidates who favor abortion rights, if there are "proportionate" reasons to do so.
Effectivement, le fameux memo de Ratzinger comprend cette précision finale, qui m'avait échappé la dernière fois :
A Catholic would be guilty of formal cooperation in evil, and so unworthy to present himself for Holy Communion, if he were to deliberately vote for a candidate precisely because of the candidate’s permissive stand on abortion and/or euthanasia. When a Catholic does not share a candidate’s stand in favour of abortion and/or euthanasia, but votes for that candidate for other reasons, it is considered remote material cooperation, which can be permitted in the presence of proportionate reasons.
Un catholique peut donc voter pour John Kerry, à condition qu'il ne vote pas pour lui en raison de sa position sur l'avortement et qu'il dispose de raisons suffisantes pour le faire.

L'ironie de la chose est que je vais devoir cette fois-ci, si je veux trouver l'interprétation la plus favorable à Kerry, jouer Ratzinger contre l'enseignement officiel de l'Eglise catholique.

NB : Le compendium donne une réponse assez évasive à la question de la moralité d'une guerre préventive : "Engaging in preventive war without clear proof that an attack is imminent cannot fail to raise serious moral and juridical questions." Il ne tranche apparemment (je me fie à l'article du Washington Post, faute de trouver autre chose qu'un communiqué de presse sur le site du Vatican) pas non plus la question du droit d'un homme politique partisan de l'avortement à recevoir la communion.