12 octobre 2004

Tempête à Strasbourg 

Pendant que (presque) tout le monde regarde ailleurs, il se passe des choses très intéressantes à Strasbourg (ou serait-ce à Bruxelles?). Le Parlement européen, qui a la charge, depuis le traité de Maastricht, d'approuver la nomination de toute nouvelle Commission européenne, prend cette mission très au sérieux. En théorie, les textes ne prévoient que deux votes du Parlement, pour confirmer le président de la Commission et, plus tard, pour confirmer en bloc la nouvelle Commission (article 214 de la version consolidée du traité instituant la communauté européenne) :
2. Le Conseil, réuni au niveau des chefs d'État ou de gouvernement et statuant à la majorité qualifiée, désigne la personnalité qu'il envisage de nommer président de la Commission; cette désignation est approuvée par le Parlement européen.

Le Conseil, statuant à la majorité qualifiée et d'un commun accord avec le président désigné, adopte la liste des autres personnalités qu'il envisage de nommer membres de la Commission, établie conformément aux propositions faites par chaque État membre.

Le président et les autres membres de la Commission ainsi désignés sont soumis, en tant que collège, à un vote d'approbation par le Parlement européen. Après l'approbation du Parlement européen, le président et les autres membres de la Commission sont nommés par le Conseil, statuant à la majorité qualifiée.
En pratique, le Parlement européen a pris l'habitude d'auditionner non seulement le président de la commission mais aussi chaque commissaire (soit 25 aujourd'hui, un par pays). Et de voter, en commission, sur la nomination de chaque commissaire. Ces derniers votes n'ont aucune valeur juridique, dans la mesure où seul compte le vote d'approbation final sur l'ensemble de la Commission.

Mais un vote négatif contre un commissaire est quand même une manifestation importante de la mauvaise humeur des parlementaires et un signe de leur volonté d'en découdre avec le président de la Commission (aujourd'hui, le Portugais José Manuel Durao Barroso). Le vote d'hier de la commission des libertés contre l'Italien Rocco Buttiglione (conservateur), pressenti au poste de commissaire à la Justice, est donc significatif, d'autant qu'il est une première dans l'histoire de l'Union.

La grande incertitude est de savoir si cette étincelle est suffisante pour créer un grand incendie, comme en 1999 quand la commission Santer avait du remettre sa démission. Barroso a maintenu sa confiance à Buttiglione, et la probabilité que le Parlement ne vote pas l'approbation à la nouvelle commission reste aujourd'hui minime. Mais la situation reste explosive.

D'abord, le veto mis à la candidature du commissaire italien (pour ses propos sur l'homosexualité, la place des femmes et l'immigration) par les députés de la gauche et du centre a suscité une contre-attaque rapide des députés de droite. Aujourd'hui, le Hongrois Laszlo Kovacs (socialiste, commissaire à l'Energie) s'est vu infligé lui aussi un vote de défiance. Et ce n'est peut-être pas fini : Neelie Kroes (Pays-Bas, Concurrence), Mariann Fischer Boel (Danemark, Agriculture) et Ingrida Udre (Lettonie, Fiscalité et Union douanière) sont aussi dans le collimateur des députés, qui leur reprochent une insuffisante maîtrise des dossiers ou des conflits d'intérêts.

Ensuite, on voit mal comment l'affaire Buttiglione pourrait être résolue diplomatiquement. Les députés de droite de la commission des libertés ont voté contre une motion prévoyant un changement de poste pour le commissaire italien. Et Silvio Berlusconi devrait s'accrocher becs et ongles à un commissaire dont la nomination était un gage donné aux chrétiens démocrates italiens de l'UDC en échange de leur soutien à la réforme constitutionnelle sur la décentralisation.

Peut-être que l'affaire se réglera d'elle-même, par un de ces marchandages en pleine nuit dont Bruxelles a le secret, ou par un vote de confiance, malgré tout, le 27 octobre. Mais, quoi qu'on pense de l'opportunité du veto adressé à Rocco Buttiglione, l'épisode montre la volonté du Parlement européen de renforcer son pouvoir institutionnel en se rapprochant du rôle de confirmation des hauts fonctionnaires que joue le Sénat américain. Ce n'est pas, il me semble, une mauvaise nouvelle pour la démocratie européenne naissante.