02 novembre 2004

Deux ou trois choses que je sais d'elle 

Elle fait partie de ces événements que l'on attend depuis tellement longtemps qu'il semble qu'elle n'arrivera jamais. Mais les résultats de la présidentielle américaine tomberont, si tout se passe bien, au milieu de la nuit prochaine en France (voir cet utile tableau pour le détail de l'horaire des réjouissances, Etat par Etat).

Tout le monde sait vers qui va ma préférence, et, même s'il était désintéressé, mon pronostic ne vaudrait de toute façon pas grand chose. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne me reste plus rien écrire sur cette élection, au contraire. Il faut bien rentabiliser le temps passé à suivre cette campagne électorale, et aujourd'hui n'est pas le plus mauvais jour pour le faire. Je me permets donc de livrer ces quelques observations modérément originales d'avant-vote, en avertissant d'emblée le lecteur que la qualité principale du texte qui suit n'est pas la concision.


1. Des stratégies asymétriques : Il est admis que l'une des raisons essentielles du rejet violent de George W. Bush en Europe est sa vision manichéenne du monde, sa tendance à ne voir que du blanc ou du noir là où il n'y a que des nuances de gris. Je me demande si nous ne tombons pas souvent dans le même travers quand nous regardons ces élections américaines. Je ne parle pas seulement d'une vision qui ferait de Kerry un chevalier blanc apte à débarrasser l'Amérique, et le monde, du mal absolu incarné par Bush. Mais aussi de l'illusion d'un combat électoral entre une "vraie droite" et une "vraie gauche". C'est ce qu'écrivait Eric Le Boucher il y a deux semaines dans Le Monde. C'est aussi ce que laisse entendre, plus subtilement, Nicole Bacharan dans Le Figaro d'hier.

Il est indéniable que c'est la façon dont les médias américains ont tendance à couvrir l'événement. Derrière les clichés du cowboy Texan et de l'intellectuel de la Nouvelle Angleterre se cachent pourtant des stratégies électorales profondément différentes. Kerry a mené une campagne au centre, essayant de s'attirer les faveurs de l'électeur médian et reprenant par là même une partie de contradictions de l'électorat centriste (qui est à la fois pour les baisses d'impôt, l'augmentation des dépenses publiques et la réduction du déficit, par exemple). Bush, lui, a mis résolument la barre à droite. On peut se demander s'il s'agit vraiment d'un choix ou si la route du centre lui était définitivement barrée par la nature de son bilan depuis 2001. En tout cas, la légende, maintes fois racontée, veut que Karl Rove, le conseiller politique de Bush, se soit aperçu après les élections de 2000 que 4 millions d'électeurs évangéliques (et fondamentalistes) avaient boudé le candidat républicain. Et que si Bush pouvait s'assurer de leur soutien en 2004, il remporterait une victoire sans appel, qui marquerait un réalignement politique durable du pays en faveur des conservateurs.

D'où l'idée de prendre des mesures directement destinées à unir la droite chrétienne derrière Bush, l'exemple le plus important étant le soutien du président à un amendement constitutionnel interdisant toute reconnaissance juridique aux unions homosexuelles. Le problème pour Rove, et donc pour Bush, est que la stratégie n'a pas fonctionné comme prévu. Les dernières nouvelles du front montrent que les évangéliques sont loin d'être totalement convaincus par le bilan de Bush. Sur le flanc gauche, les gestes adressées à la droite chrétienne ont poussé de nombreux centristes et républicains modérés dans les bras de Kerry. Rove a déjà dû revoir ses ambitions à la baisse et je vois mal comment il pourrait survivre politiquement à une défaite de Bush. C'est le risque des paris trop audacieux et des ambitions démesurées.


2. Les scénarios catastrophe : la dernière élection s'est terminée de la manière que l'on sait. Les derniers sondages montrent les deux candidats au coude à coude. Ergo, cette élection serra aussi serrée, sinon plus, qu'en 2000. Personnellement, je n'y crois pas (même si mon intuition ne repose que sur la probabilité faible d'un vote serré et sur cette maxime de Chamfort : "Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue, est une sottise, car elle a convenu au plus grand nombre"). Mais le système américain présente suffisamment de curiosités pour se faire peur à peu de frais. Inventaire des scénarios catastrophe, du plus au moins probable :
  • Un déluge d'actions en justice : Les recours devant les tribunaux ont déjà été nombreux depuis le début de l'année. Les démocrates ont cherché depuis le printemps à empêcher le nom de Ralph Nader d'apparaître sur les bulletins électoraux. Les républicains cherchent en ce moment à décourager le vote des nouveaux électeurs démocrates, en contestant devant les juges leurs inscriptions sur les listes électorales. La machine est lancée et elle menace de s'emballer dès la fermeture des bureaux de vote dans les "swing states" (Floride et Ohio, au hasard). Ce scénario est probable et même vraiment effrayant (voir ce remarquable article de The New Republic pour une prévision des événements) mais il suppose que les résultats du collège électoral soient suffisamment serrés. En cas de victoire convaincante de l'un des candidats, les armées de lawyers cravatés n'auraient même pas la chance de mettre les pieds à Santa Fe, Madison ou Harrisburg.
  • La revanche de 2000 : la stratégie de Rove a tellement bien marché que Bush obtient des scores fabuleux dans les Etats traditionnellement républicains, mais se fait battre sur le fil par Kerry dans les Etats qui comptent. Résultat : Kerry est derrière au nombre de voix, mais devant au nombre de grands électeurs. Une telle élection serait évidemment d'autant plus cruelle pour les Républicains, et elle ouvrirait certainement la voie à une réforme du collège électoral. Le scénario idéal, selon Timothy Noah.
  • Egalité parfaite : le collège électoral est composé de 538 grands électeurs. Un candidat doit avoir au moins 270 électeurs en son nom pour l'emporter. Le total pair laisse donc une possibilité au scénario de l'égalité 269-269. Les chances d'arriver à un tel résultat sont faibles mais l'issue n'est pas impossible cette année : on y arrive très bien en jouant un peu avec la carte du LA Times, par exemple on donnant le Nouveau-Mexique et le Wisconsin à Bush, le New Hampshire et l'Ohio à Kerry, les autres Etats reproduisant les résultats de 2000. Dans ce cas là (comme dans tout les cas où aucun candidat ne franchit la barre de 270 grands électeurs), le Président des Etats-Unis est désigné par un vote de la Chambre des représentants. La Chambre est actuellement dominée par les Républicains, mais leur avance n'est pas complètement insurmontable (on rappelle que les Américains votent aussi aujourd'hui pour renouveler le mandat de leurs représentants) : 227 représentants républicains sur 435, contre 205 démocrates et un indépendant. Kerry pourrait-il alors avoir une chance en cas d'égalité? Hélas, non. Car le vote à la chambre se fait sur la base des Etats, et pas sur la base des représentants. Comme les républicains sont aujourd'hui majoritaires dans 30 délégations d'Etats sur 50, un vote à la Chambre signifierait à coup sûr une victoire de Bush.

  • Un électeur sans foi ni loi : Heureusement, une égalité 269-269 après les élections pourrait aussi ne pas franchir le cap du vote des grands électeurs en décembre prochain. Je m'explique : les électeurs élisent dans chaque Etats des grands électeurs, qui se réunissent ensuite à la mi-décembre dans les capitales d'Etats pour voter pour les candidats à la présidence. En théorie ce vote est une pure formalité. Mais il est toujours possible qu'un grand électeur décide de ne pas voter pour le candidat qu'il représente. Cela est déjà arrivé plusieurs fois par le passé, sans conséquence sur le résultat final. Cette année, le scandale pourrait venir de Richie Robb, un grand électeur républicain dans l'Etat de Virginie occidentale. Il y a de grandes chances que l'Etat soit remporté par Bush ce soir. Mais il y aussi des chances que Richie Robb ne vote pas pour Bush le 13 décembre. D'après lui, les responsables républicains l'ont inscrit d'office sur la liste des grands électeurs, sans s'assurer de ses sentiments à l'égard de Bush. En fait, il est un critique virulent de la guerre en Irak, et laisse planer le doute sur ses intentions de vote. Si le résultat du collège électoral se joue à une voix près, il y aurait à n'en pas douter beaucoup de journalistes à Charleston le 13 décembre prochain.

  • Suspendu au verdict de la Cour Suprême : apparemment, beaucoup d'observateurs craignent que la Cour Suprême ne vienne, comme en 2000 pour la Floride, résoudre un différent électoral au niveau d'un Etat et ainsi donner la victoire à l'un ou l'autre des candidats. Ce scénario profiterait certainement à Bush, au vu de la composition actuelle de la cour. Un raffinement du scénario envisage que le président actuel de la cour (William Rehnquist) soit obligé de se désister en raison de son état de santé. Et que Bush nomme alors à sa place un juge ultra-républicain, sans passer par la case Sénat, comme il lui est possible de le faire (à titre provisoire) en dehors des sessions parlementaires. Je sais, ça devient très complexe. Par chance, ce scénario me semble très improbable. On oublie en effet trop souvent que la Cour Suprême a le choix des dossiers sur lesquelles elle souhaite se prononcer. Et que la décision de 2000 a gravement diminué la réputation de la Cour. Les juges en sont conscients, et feront tout cette année pour ne pas avoir à se prononcer. C'est du moins ce qu'écrivait l'excellente Dahlia Lithwick la semaine dernière dans Slate. Je suis convaincu qu'elle a raison.

  • Denver, centre du monde : comme tout le monde le sait désormais, les électeurs coloradiens doivent se prononcer aujourd'hui, par référendum, sur une proposition visant à attribuer les 9 grands électeurs de l'Etat à la proportionnelle. L'affaire était appétissante, promettant un possible retournement de dernière minute, Bush gagnant l'Etat, le référendum étant approuvé et les 4 voix attribuées à Kerry lui permettant de gagner la présidence. Evidemment, les lawyers republicans auraient alors immédiatement déclenché leur plan ORSEC, pour contester la constitutionnalité du référendum. Ca aurait pu être marrant. Mais les derniers sondages indiquent que le référendum n'a plus aucune chance de passer. Denver ne peut plus compter que sur un vote serré pour attirer les caméras du monde entier.

  • Cohabitation à l'américaine : on revient au scénario exposé plus haut d'une égalité 269-269. Dans ce cas, comme on l'a dit, Bush serait élu par la Chambre des représentants. Une étrangeté du système américain est que le vice-président serait alors désigné par le Sénat. Le Sénat est, comme la Chambre, à majorité républicaine (51-49), mais les démocrates peuvent espérer le conquérir cette année (on rappelle que 34 élections sénatoriales se déroulent aussi aujourd'hui). On pourrait alors avoir une cohabitation Bush-Edwards (la combinaison Kerry-Cheney est théoriquement possible, mais exclue en pratique) à la Maison blanche. Comme le vice-président remplace le président s'il vient à décéder, on imagine le climat de confiance qui s'instaurerait alors entre les deux têtes de l'exécutif... Et s'il y aussi égalité 50-50 au Sénat, me demande-t-on? Dans ce cas là, c'est le vice-président en exercice qui est chargé de briser l'égalité. Autrement dit, Dick Cheney serait chargé de choisir entre un vice-président Edwards et un vice-président Cheney. Un choix cornélien...

  • Dennis Hastert, 44e président des Etats-Unis : c'est un scénario qui est théoriquement possible. Mais il est tellement effrayant qu'il est préférable de ne pas en parler.

3. Une élection parmi d'autres : les électeurs américains ne votent pas que pour élire leur Président. Aujourd'hui se déroulent aussi 34 élections sénatoriales (renouvellement d'un tiers du Sénat), 435 élections à la Chambre des représentants et 11 élections de gouverneurs. Sans compter les votes pour les législatures des Etats, les mandats de juge et les multiples référendums locaux. Cette orgie électorale a deux conséquences majeures.

D'abord, elle explique en partie les problèmes de vote aux Etats-Unis : chaque électeur doit voter pour des dizaines d'élections différentes (voir par exemple le pdf du bulletin de vote cette année à Denver, Colorado), ce qui crée des embouteillages devant les bureaux de vote, augmente les risques d'erreur et la difficulté de concevoir un système de vote à la fois simple à utiliser et à l'abri des fraudes. Je pense qu'une solution serait de séparer le vote pour les élections nationales et celui pour les élections locales, mais cela supposerait de rajouter une date électorale au calendrier, ce qui complique aussi la gestion du système.

Ensuite, la multiplicité des élections nous rappelle que tout ne se joue pas sur la présidentielle. Un Président Kerry devra vraisemblablement composer avec un congrès à majorité républicaine pour avoir une chance de faire voter ses projets (en particulier pour la hausse de l'impôt sur la revenu et la réforme de l'assurance maladie). Quatre ans supplémentaires de Bush, même avec une Chambre et un Sénat encore républicains, ne signifieraient pas un pays monolithique, tombé sur la coupe de la droite radicale. Il y a une Amérique au-delà de Washington, des Etats qui ont des pouvoirs considérables et des initiatives locales aux répercutions nationales. A la fin des années 1970, la révolte fiscale conservatrice était partie de Californie. Aujourd'hui, les électeurs californiens devraient approuver par référendum une limitation de l'odieuse "Three strikes law", un vaste programme de recherche sur les cellules souches et une réforme du système des primaires par affiliation partisane. Peut-être un signe des temps.

Alors, certes, le niveau de décentralisation et la diversité des Etats fédérés compliquent jusqu'à l'absurde l'organisation des élections. Mais ces éléments sont aussi, en fin de compte, au coeur de ce qui fait la force et même la grandeur des Etats-Unis.

Ces hautes réflexions évacuées, laissons la parole à peuple. Espérons que le résultat sera suffisamment clair pour tuer dans l'oeuf l'ouragan judiciaire qui se prépare. Et que le plus mauvais perde.