08 décembre 2004

Faut-il faire boire la tasse à Kofi? 

Après une pause carrollienne, Phersu revient en force avec (notamment) deux excellentes contributions à propos du (désormais défunt) programme "pétrole contre nourriture" mis en place en 1996 sous l'égide de l'ONU pour aténuer l'effet des sanctions économiques contre l'Irak.

Comme ceux qui fréquentent le côté obscur de la blogosphère anglo-saxonne le savent depuis longtemps, le programme a été en partie détourné par le régime de Saddam Hussein. Deux pratiques sont principalement en cause : d'abord, le versement, par des sociétés étrangères, de pots de vins à Saddam Hussein pour l'obtention de contrats : contrats d'achat de pétrole d'une part, contrats de vente de produits destinés à la population irakienne (nourriture, médicaments...). Cet aspect est confirmé par de nombreuses sources, y compris par des responsables des sociétés en question.

Ensuite, l'octroi, par le régime irakien de droits à acheter du pétrole à des personnalités occidentales choisies : une liste de bénéficiaires a été publiée en janvier 2004 par le quotidien irakien Al Mada, mais l'authenticité des documents reste en doute (l'implication du clan Chalabi dans ces accusations n'inspire pas une confiance absolue).

Quoi qu'il en soit, les bushistes font leurs choux gras de cette affaire depuis des mois, y voyant la preuve ultime que l'ONU est le quatrième membre de l'axe du mal, et que toute opposition à l'invasion de l'Irak ne pouvait être motivée que par des intérêts mercantiles. Les Républicains demandent aujourd'hui la tête de Kofi Annan, dont le fils aurait apparemment profité du système.

Alors, scandale du siècle ou tempête dans un verre d'eau? Ni l'un, ni l'autre.

Phersu a déjà considérablement défriché le terrain, mais je m'autorise quelques remarques complémentaires, qui recoupent (et reprennent) en tout ou partie ce qu'il a déjà écrit :
  • L'affaire est importante : il ne s'agit pas à l'évidence de quelques actes de corruption isolés, mais bien d'une corruption endémique. Et les sommes détournées, si elles sont très loin d'atteindre les chiffres mirobolants cités par les bushistes, sont néanmoins conséquentes (près de 2 milliards de dollar, d'après cette tribune parue dans l'International Herald Tribune).

  • Le programme "pétrole contre nourriture" était une réponse imparfaite aux graves défauts du programme de sanctions économiques appliqué à l'Irak depuis 1991. Les sanctions étant elles-mêmes une réponse imparfaite à la situation résultant de la fin prématurée des opérations militaires de la coalition en février 1991.

  • Ironiquement, les sanctions et le programme "pétrole contre nourriture" ont chacun atteint leur objectif principal : comme l'écrit le Financial Times, cité par Phersu : "Forgotten in this intellectually dishonest campaign is the fact that sanctions worked: Iraq had no weapons of mass destruction. And that oil-for-food mitigated their effect on the Iraqi people: malnutrition was halved, whereas since last year's invasion of Iraq it has almost doubled."

  • Comme le rappelle aussi le FT, le programme était géré par le Conseil de sécurité, pas par le secrétariat des Nations Unies. Toute critique de l'inaction de la bureaucratie onusienne sur le dossier est indissociable d'une critique égale de l'inaction des pays membres du Conseil de sécurité, y compris des Etats-Unis et du Royaume-Uni. La corruption associée au programme était un secret de polichinelle, et tous les pays membres du Conseil s'en accomodaient fort bien avant 2003. Voir à ce propos la tribune du IHT déjà cité, et un article du Washington Post qui résume bien la position délicate dans laquelle se trouvait les fonctionnaires de l'ONU.

  • L'accusation selon laquelle les faveurs accordées par le régime irakien à des personnalités ou des sociétés occidentales explique l'opposition de leurs pays d'origine à la guerre début 2003 est franchement risible. D'une part, les entreprises américaines (dont Halliburton, bien entendu) n'étaient pas les dernières à profiter du système. D'autre part, s'il faut vraiment expliquer toute décision diplomatique en prenant uniquement en compte les intérêts commerciaux des entreprises nationales, les sommes en jeu sont finalement assez faibles par rapport à celles qu'auraient rapporté les contrats de reconstruction de l'Irak.

  • Si l'hystérie des conservateurs à propos de cette affaire est complètement ridicule, le "silence gêné" de la presse française n'est guère justifiable. Sur son blog, Corine Lesnes (qui en a parlé) reconnaît en commentaires :
    Je suis un peu comme vous, je trouve qu'on n'en parle pas assez. En même temps, qu'est-ce qu'on a à dire? Les medias américains en parlent comme du plus gros scandale depuis la préhistoire (j'exagère à peine), en tout cas de l'histoire récente, mais où sont les exemples concrets ? Où sont les comptes en banque, les preuves, les circuits financiers etc... ?
    Mais n'est-ce pas justement le rôle des journalistes que de chercher à enquêter sur ces questions? Je me souviens avoir lu plusieurs articles très fouillés dans le Wall Street Journal (précisons : dans les pages sérieuses du WSJ) et dans le FT consacrés aux détournements du programme "pétrole contre nourriture". Avec, justement, un véritable travail de filature financière. En France, le nom de Pasqua a été évoqué à maintes reprises : n'était-il pas possible de chercher à creuser un peu le sujet? Je ne dis pas que l'enquête est simple, ni qu'elle permettrait forcément de tirer au clair les accusations, mais j'imagine qu'un certain nombre de journalistes ayant déjà travaillé sur Pasqua disposent de contacts leur permettant d'en savoir un peu plus. Non?
Conclusion provisoire : l'affaire est beaucoup plus complexe que nos amis bushistes cherchent à nous le faire croire. Elle est plus importante que ne veulent bien le reconnaître les défenseurs habituels de l'ONU. Elle ne justifie pas, enfin, la démission de Kofi Annan : il a certainement eu tendance à minimiser l'importance du dossier, mais sa responsabilité personnelle n'est pas en cause. Pour le moment, au moins.

Add. (9/12) : Jacques Almaric, dans le Libé du jour, fait une bonne synthèse de l'affaire. La dernière chronique de Fareed Zakaria, conseillée par Alexandre Delaigue, replace utilement le scandale dans le cadre de la réforme (nécessaire) des Nationa Unies. Enfin, Damien renvoie vers les explications officielles de l'ambassade de France aux Etat-Unis, qui se fait un plaisir de publier une liste des filiales françaises de sociétés américaines impliquées dans le scandale.