13 janvier 2005

Droit constitutionnel fiction 

(Attention : note longue et technique, possiblement chiante, comme le titre le laisse supposer)

Comme je le notais allusivement dans la note précédente, le projet de loi constitutionnel élaboré par le gouverment pose deux problèmes distincts.

Le premier est d'ordre politique, dans la mesure où il peut sembler contestable d'inscrire dans la Constitution que le peuple français sera convoqué pour toute nouvelle adhésion à l'Union européenne, alors que le seul Etat visé est en fait la Turquie.

Le second est de nature juridique : pour exclure la Roumanie, la Bulgarie et la Croatie de la règle générale, mais y inclure la Turquie, les rédacteurs du texte ont recours à une manoeuvre qui semble hautement contestable en droit. La question centrale est la suivante : mais quel est donc le statut juridique de l'article 4 de la loi constitutionnelle, dont l'exposé des motifs précise bien qu'il "n'est pas destiné à s'insérer dans la Constitution"?

L'intérêt d'une loi constitutionnelle est en effet, par définition, de modifier la constitution. En conséquence, ses articles commencent généralement par :
Le Xième alinéa de l'article Y de la Constitution est ainsi rédigé : [suit le texte de la modification]" ou encore "à l'article X, les mots [on cite la version ancienne] sont remplacés par [on cite la nouvelle version].
Pour varier les plaisirs, on peut aussi supprimer ou ajouter des alinéas, des articles ou des titres (incidemment, on finit par retrouver ici un paradoxe analogue à celui du bateau de Thésée).

Ce qui est remarquable avec l'article 4 du projet de loi constitutionnel est que, contrairement à tous les articles de toutes les lois constitutionnelles votées depuis 1958 (la loi du 6 novembre 1962 adoptée par référendum et modifiant les modalités d'élection du Président comprenait aussi la modification d'une loi organique, mais ce n'était pas, formellement, une loi constitutionnelle), il ne modifie en rien la Constitution. Et cela pose un vrai problème.

Transportons-nous en effet au moment (hypothétique) où le traité d'adhésion entre l'UE et la Croatie doit être ratifié par la France. Il y a peu de chances que quiconque sera président à ce moment-là ait une envie furieuse de consulter les Français sur la question. Il décide donc, et obtient, la ratification du traité par le Parlement. Sur ce, un groupe de 60 députés ou de 60 sénateurs procéduriers décide de déférer la loi de ratification devant le Conseil constitutionnel en arguant que la loi contrevient à l'article 88.7 (si la constitution européenne a été ratifiée; sinon, il s'agit de l'article 88.5) de la Constitution qui dipose que :
Tout projet de loi autorisant la ratification d'un traité relatif à l'adhésion d'un Etat à l'Union européenne et aux Communautés européennes est soumis au référendum par le Président de la République.
Que va faire le Conseil constitutionnel? En apparence, la solution est simple : le Conseil va rejeter la requête car la loi constitutionnelle votée en 2005 indique que :
L'article 88-5, dans sa rédaction en vigueur jusqu'à l'entrée en vigueur du traité établissant une Constitution pour l'Europe, et l'article 88-7 de la Constitution ne sont pas applicables aux adhésions faisant suite à une conférence intergouvernementale dont la convocation a été décidée par le Conseil européen avant le 1er juillet 2004.
Comme l'adhésion de la Croatie fait suite à une conférence intergouvernementale dont la convocation a été décidée par le Conseil européen avant le 1er juillet 2004 (apparemment le 18 juin 2004, si je comprend bien le sens de la phrase), il n'est pas alors nécessaire de consulter le peuple français par référendum. Affaire close.

Sauf que la mission du Conseil constitutionnel est de vérifier la conformité d'une loi à la Constitution. Et que les précisions temporelles apportées par l'article 4 ne font pas du tout partie de la Constitution. Quel est alors le statut de ces dispositions? Jusqu'à présent, le Conseil a toujours examiné la constitutionnalité des lois au regard du texte de la Constitution stricto sensu et des textes auxquels elle renvoie dans son préambule (la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946, qui elle-même renvoie aux fameux PFRLR). Que le Conseil décide qu'une disposition dont la Constitution ne fait aucune mention fait quand même partie du bloc de constitutionnalité serait pour le moins étonnant. Je parierais donc volontiers, concernant notre cas hypothétique, sur une déclaration de non-conformité, suivie d'un référendum sur l'adhésion de la Croatie. Ce qui embarrasserait beaucoup de monde, il faut bien le reconnaître.

Et même si le Conseil constitutionnel n'est pas saisi, il reste la possibilité que le Conseil d'Etat soit par la suite ammené à se pencher sur la question de la légalité de la ratification du traité (il s'est reconnu cette faculté avec les arrêts SARL Parc d'activité de Blotzheim de décembre 1998 et Aggoun de mars 2003). Avec le risque que le décret de publication et/ou les actes pris en application du traité d'adhésion croate soient annulés par le juge administratif.
[Add. (14/01) : c'était bien essayé, mais Paxatagore me fait justement remarquer en commentaires que le Conseil d'Etat aurait peut-être quelques scrupules à se mêler du contrôle de constitutionnalité d'une loi. Veuillez ne pas tenir compte de ce paragraphe.]

Heureusement, il n'est pas trop tard pour empêcher une telle catastrophe. Notons que la loi vient seulement d'être déposée au bureau de l'Assemblée nationale. Celle-ci, et le Sénat, par la suite, peuvent toujours la modifier, pour la rendre juridiquement acceptable. Plusieurs solutions s'offrent aux parlementaires :
  • La plus simple est d'intégrer l'article 4 à la Constitution. Bien sûr, la solution est franchement disgracieuse au vu de du caractère abstrus de l'article et de son application limitée dans le temps (il n'a plus aucune utilité une fois la Bulgarie, la Roumanie et la Croatie entré dans l'UE). Mais il est toujours possible de supprimer cette disposition à une date ultérieure, quand elle sera devenue caduque, à l'occasion d'une loi constitutionnelle ultérieure (cela s'est déjà fait, à plusieurs reprises).

  • La plus élégante serait de préciser, après l'article 88.5 (88.7 après l'entrée en vigueur de la Constitution européenne) : "les modalités d'application de cet article sont précisées par une loi organique" et d'intégrer l'article 4 à cette loi organique. Petit problème : une majorité future pourrait alors réviser à sa guise la loi organique (une majorité des députés suffit), par exemple en changeant les dates, pour permettre une ratification parlementaire de l'adhésion turque.

  • La plus sensée est de renoncer à l'absurdité de vouloir organiser un référendum sur l'adhésion de tous les nouveaux entrants à partir de la Turquie. Et de s'en remettre à la sagesse d'un président futur concernant l'opportunité d'organiser un référendum sur les élargissements futurs. Mais c'est justement ce dont les députés UMP ne veulent pas, et cette solution semble exclue.
Reste une dernière solution, si jamais ce désastreux texte passe en l'état : déférer la loi constitutionnelle devant le Conseil constitutionnel. Par exemple au motif (fallacieux) que l'article 4 contrevient à l'article 88.5. Je sais bien que le Conseil a -justement- précisé en mars 2003 qu'il était incompétent à examiner la constitutionnalité des lois constitutionnelles.

Mais rien ne lui empêche de se déclarer compétent sur le seul article 4, en faisant primer l'objet réel du texte (une disposition qui ne révise pas la Constitution) sur sa forme extérieure (une loi constitutionnelle, adopté selon la procédure de l'article 89). Quitte ensuite à déclarer cette disposition constitutionnelle, car la loi modifiant la constitution n'est pas encore promulguée, et donc que l'article 4 ne peut contrevenir à une disposition constitutionnelle (l'obligation d'un référendum pour tout traité d'adhésion) qui n'existe pas encore. L'essentiel serait cependant acquis : le Conseil, en se prononçant, aurait consacré le statut législatif de cet article 4 et mis fin à une fâcheuse ambiguïté juridique.

Ce serait, il faut bien le reconnaître, assez retors. Mais pas plus que ce que fait actuellement le gouvernement.

NB : il va sans dire (note à C. : prétérition) que cette note est hautement spéculative et qu'elle s'appuie sur une connaissance très imparfaite du droit constitutionnel. Les corrections, précisions ou réfutations -surtout de la part des juristes qui me lisent- sont non seulement bienvenues, mais encore attendues.

Add. (14/01) : voir la réponse détaillée de Paxatagore sur son blog. Il me semble effectivement que le coeur du problème est la définition que l'on donne à une loi constitutionnelle (et si on la confond avec la révision de la Constitution) : est-ce toute loi votée selon la procédure de l'article 89, ou bien faut-il aussi que la loi modifie effectivement la Constitution? Paxatagore semble pencher pour la première solution. J'ai tendance à privilégier la deuxième. Mais il est clair que le débat est loin d'être tranché, pour la bonne raison que le problème que pose l'article 4 est inédit.