18 janvier 2005

Justice, médias et formation des naleux 

La réponse d'Eolas à un pertinent questionnaire de (forcément pertinents) étudiants de Sciences Po est diablement intéressante. Surtout ce passage :
La justice est une machine complexe, et j'ai pu constater depuis longtemps une certaine incompétence en matière juridique de la part des journalistes qui s'intéressent aux affaires judiciaires. Imaginerait-on de confier le suivi du championnat de Ligue 1 à un journaliste qui ne connaitraît pas les règles du football ? Pourtant, s'agissant de dossiers aussi complexes que l'arrêt Perruche, ou au pénal l'affaire Juppé, on laisse le sujet être traité par des journalistes qui ne connaissent pas le code pénal ni le code de procédure pénale. Les infractions d'abus de confiance ou d'abus de biens sociaux sont complexes, et donnent lieu à une jurisprudence nombreuse et parfois fluctuante. Il s'agit là d'une des premières préoccupations des juges, et les journalistes passent totalement à côté de cet aspect. Et avec eux le public, qui en est réduit à se contenter des tartes à la crème des journalistes : "le premier jour a été occupé par des questions de procédure" ; "un débat complexe s'est engagé entre la défense et le parquet...", "le jugement a statué par des attendus difficilement compréhensibles", etc.
C'est très vrai, et le phénomène ne concerne d'ailleurs pas que le champ juridique. Les affaires économiques, pour prendre l'exemple d'un domaine que je connais mieux, sont trop souvent traitées, dans les médias généralistes, par des jounalistes qui ont eu une connaissance visiblement trop limitée de la matière. Etrangement, ce travers se retrouve beaucoup moins dans le champ scientifique : un rédacteur en chef aurait quelques scrupules à confier un papier sur une découverte médicale à un journaliste qui n'aurait pas une solide formation en médecine. Souvent, d'ailleurs, les journalistes médicaux sont aussi médecins, et les journalistes scientifiques sont aussi, ou ont été (au moins par leur formation universitaire), des scientifiques.

Pourquoi cette différence? En partie, sûrement, parce que l'économie (dans sa variante politique économique) et le droit (dans sa variante droit pénal) peuvent sembler, sinon faciles, du moins abordables. Le gouvernement baisse la TVA pour tel ou tel secteur pour "créer de l'emploi", l'euro augmente et la baisse à prévoir des exportations va plomber la croissance, la hausse du SMIC relance la consommation et donc l'économie. Ou alors : le prévenu se défend, le procureur requiert, le juge juge. La force des évidences masque la question des coûts d'opportunité et des effets indirects en économie, ou le poids de la jurisprudence pour les affaires judiciaires. Mais le journaliste aurait mauvaise grâce à se déclarer incompétent sur des sujets à propos desquels chacun se permet de donner un avis, sur un coin de zinc ou ailleurs.

Comment améliorer la situation? A défaut de transfert en masse d'avocats, de juges, d'économistes et de banquiers centraux vers le journalisme, la solution la plus évidente est dans une meilleure formation des journalistes. L'une des grandes forces des Petits soldats du journalisme était de montrer à quel point la formation du CFJ était toute entière axée sur les techniques d'écriture (comment écrire un article qui sonne bien en une demi-heure en se basant sur 3 dépêches AFP), au détriment de la compréhension des sources et de la recherche documentaire. Et ce ne sont pas les quelques cours de culture générale, détachés de la pratique, qui changent sensiblement la situation.

L'ESJ fait un peu mieux, en offrant quatre options thématiques ("Traitement de l'actualité internationale", "de l'actualité sportive", "des grands faits de société", "de l'actualité économique et financière"), dont le droit est d'ailleurs notoirement absent. Mais on est encore très, très loin de la richesse de cours des écoles américaines. Parmi les multiples options (voir aussi l'impressionante liste des séminaires) proposées au second semestre de la Columbia University Graduate Schoool of Journalism figure ainsi un cours intitulé "Covering Courts, Trials and the Justice System" :
The primary goal of this class is to provide exposure and training in covering a legal beat. The course will provide an overview of the state and federal judicial systems, both civil and criminal, to enable you to intelligently report and analyze the workings of those systems. Virtually every major news event has a legal aspect, and many wind up being resolved in court. It is therefore critical for reporters, no matter what beat they cover, to acquire a solid ability to understand court proceedings, interview lawyers, judges and court personnel, navigate court files and legal documents, spot potential news stories, and be able to translate all of this to a general audience. No prior law study is required.
C'est le genre d'enseignement qui ne serait pas superflu dans les écoles françaises de journalisme. Je suppose qu'Eolas ne me contredira pas sur ce point.