17 janvier 2005

Mr Juncker, tear up this pact 

En octobre 2002, dans une interview accordée au Monde, Romano Prodi avait porté ce jugement définitif sur le pacte de stabilité qui régit les politiques budgétaires dans la zone euro : "Je sais très bien que le pacte de stabilité est stupide, comme toutes les décisions qui sont rigides".

Le Monde n'avait pas sur le moment relevé l'adjectif, préférant mettre en exergue des phrases assez lénifiantes sur le rôle de la France en Europe ou sur le référendum irlandais. Mais les médias européens avaient très vite fait leurs choux gras de ce "stupide", en oubliant le reste des propos, en fait assez orthodoxes, du président de la Commission européenne. Et l'épithète, si elle n'avait pas vraiment amélioré la réputation européenne de Prodi, avait contribué à lancer le débat de la réforme du Pacte de stabilité et de croissance.

Plus de deux ans après, le processus de réforme n'a guère avancé. Il est évident que le texte est mort, dans les faits : autant la France que l'Allemagne ont réussi à bloquer la procédure pour déficits excessifs qui aurait logiquement dû être lancée contre elles.

Mais les références aux deux mamelles du rigorisme budgétaire européen (60% de dette et 3% de déficit) sont plus que jamais gravées dans le marbre des traités européens. : la nouvelle constitution européenne a repris, sans l'amender, le texte qui avait été adopté en juin 1997 à Amsterdam. Le seul moyen de desserrer un peu les lanières de la camisole du pacte est alors de jouer sur les définitions et de compliquer le déclenchement des procédures de sanction : en bref, de garder la référence au texte tout en le vidant de sa substance.

C'est ce que propose Gehrard Schröder dans une tribune (réservée aux abonnés; version en allemand ici) publiée ce matin dans le Financial Times. Le chancellier allemand propose -dans un sabir technocratique franchement indigeste- de prendre en considération dans l'application du pacte trois critères nouveaux, et ainsi empêcher en pratique l'usage de sanctions contre tout pays dont la capitale est Berlin :
First, reforms -such as measures under Germany's Agenda 2010 to safeguard our social security system, to improve the labour market or our tax reforms- can in the short term damp growth or increase deficit. But in the medium term their impact on growth, employment and public budgets is clearly positive. Expenditures on education, innovation, research and development can also have a positive effect. These facts must be considered when assessing the deficit.
Traduction : punissez les pays qui ne font pas de réformes (la France) ou qui ne dépensent pas assez pour l'innovation (l'Italie). Mais pas l'Allemagne.
Macroeconomic criteria form a second group. Member states must be given sufficient leeway to provide cyclical incentives. [suit une analyse standard du caractère procyclique du pacte, qui aggrave la situation lors d'un ralentissement économique] Since the pact is also intended to ensure the stability of the euro, the Commission and council must review the contribution made by the member states to price stability in the eurozone.
Traduction : punissez les pays qui font de l'inflation (Irlande, Grèce, Espagne) et oblige la BCE à garder ses taux d'intérêts plus élevés qu'elle ne le voudrait. Mais pas l'Allemagne, dont la quasi-déflation contribue à faire baisser l'indice des prix européens.
Finally, specific burdens borne by member states should be taken into consideration. Also, countries that finance substantial payments promoting solidarity among people within and between EU nations must be given leeway to use fiscal policy to improve their potential for growth and employment. Germany's burdens include the still immense costs of unification and high net transfer payments to the EU.
Traduction : punissez les pays qui se gavent de fonds structurels et de subventions agricoles. Mais pas l'Allemagne, qui doit non seulement payer pour les pays du Sud mais aussi pour ses citoyens de l'Est.

Schröder (déficit public : 3,9% en 2004) n'est pas le seul à user immodérément du pladoyer pro domo. Chirac (3,7%) a proposé de sortir les dépenses d'investissement et les dépenses militaire du pacte. Berlusconi (3,0%) cherche à retrancher les dépenses de recherche du déficit public et refuse toute prise en compte accrue de la dette publique (106%) dans le déclenchement des sanctions. Autant de mesures auxquelles les petits petits vertueux s'opposent avec force. Le premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker, dont le pays préside en ce moment l'Union et qui a promis une réforme du Pacte, aura bien du mal à réconcilier ces intérêts contradictoires.

Que faire? Les dangereux socialistes du Financial Times apportent une réponse qui me semble sensée, dans leur éditorial de ce matin :
The wisest course would be to recognize that, while eurozone members perforce share a one-size-fits-all policy on interest rates, they need not on budgetary matters. On such a basis the stability pact could still survive as a norm for sound fiscal behaviour and a forum in which eurozone members can exert some peer pressure on each other to achieve that.
En clair, garder la référence au pacte, puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement, mais supprimer le mécanisme des sanctions. Est-ce à dire que les déficits publics des pays de la zone euro vont subitement exploser, une fois la contrainte disparue? Non. Parce qu'il existe, outre celui de la pression des pairs dans un cadre européen, deux mécanismes de rappel qui jouent dans le sens d'une meilleure gestion, sur le long terme, des finances publiques.

Le premier, qu'on a trop tendance à minimiser, est celui de l'opinion : certes, l'électorat est court-termiste, schizophrène, désireux tout autant de hausse des dépenses que de baisses des impôts. Mais les exemples étrangers montrent, en tout cas dans les pays qui ne sont pas aux mains des ayatollahs des baisses d'impôt, qu'une stratégie d'assainissement des finances publiques, peut-être parce qu'elle est un marqueur d'une bonne gestion des affaires publiques au sens large, n'est pas forcément incompatible avec le succès électoral. En témoignent la longévité du gouvernement Aznar en Espagne, de Blair au Royaume-Uni ou de Chrétien au Canada.

Le second mécanisme de rappel est encore plus puissant : les Etats vendent leurs titres de dette sur les marchés financiers et une dégradation des capacités de remboursement de l'émetteur est punie par une augmentation du coût de l'emprunt (en clair, les taux d'intérêt demandés sur les obligations augmentent). Il est d'ailleurs étonnant que les libéraux psychorigides qui ont pondu le texte ne s'en soient pas rendu compte plus tôt.

Le pacte de stabilité et de croissance n'a contribué ni à la stabilité, ni à la croissance de la zone euro. Il est plus que temps de s'en débarasser. Monsieur Juncker, déchirez ce pacte!