28 février 2005

Il a des stock-options, vive Thierry Breton 

Thierry Breton n'était pas même arrivé à Bercy que les méchants socialistes ont commencé à lui chercher des noises au sujet de possibles conflits d'intérêts. Essayons d'y voir plus clair. La liste des incompabilités ministérielles est précisée par l'article 23 de la Constitution :
Les fonctions de membre du Gouvernement sont incompatibles avec l'exercice de tout mandat parlementaire, de toute fonction de représentation professionnelle à caractère national et de tout emploi public ou de toute activité professionnelle.
En droit, donc, Breton devait abandonner tous ses mandats d'administrateur de société, ce qu'il a fait dès hier. La question du patrimoine mobilier est plus complexe. A ma connaissance (toute correction à ce sujet est la bienvenue), aucune règle juridique n'oblige un ministre à vendre les actions d'une entreprise dont il exercera la tutelle - l'ordonnance du 17 novembre 1958 portant loi organique pour l'application de l'article 23 de la Constitution est muette à ce sujet. Par ailleurs, aucune règle juridique (toujours à ma connaissance) n'enjoint un ministre à se récuser d'un dossier dans lequel il aurait un intérêt financier. On pourrait d'ailleurs soutenir que le champ d'action du ministre de l'Economie rend de tels conflits d'intérêts potentiellement infinis.

Le cas de France Télécom, entreprise publique dont l'Etat reste le premier actionnaire [corrigé suite à la remarque de jck], sous la tutelle de Bercy, est quand même particulier. La décision de Thierry Breton de céder "ses 11 000 actions France Télécom" (la formulation du Monde impliquant qu'il n'en détenait pas d'autres) est sage. Tout comme celle de confier "la gestion de ses valeurs mobilières à un gestionnaire indépendant". Reste quand même la question d'éventuelles options sur des actions France Télécom détenues par le nouveau ministre de l'Economie.

Les rapports de France Télécom ne sont pas d'une grande aide sur ce point. Le document de référence 2003 (pdf) précise (p 144) :
France Télécom S.A. n’a pas mis en place de plan d’options de souscription et/ou d’achat d’actions. Dans la mesure où certains dirigeants de France Télécom S.A. exercent également des fonctions de direction dans une ou plusieurs filiales de France Télécom S.A., dont Orange S.A., Equant N.V. et Wanadoo S.A., ils peuvent détenir des options de souscription et/ou d’achat d’actions de ces sociétés. Les informations relatives aux options attribuées, le cas échéant, à ces personnes par Wanadoo S.A. figurent dans le document de référence de cette société.
La situation semble claire : pas de stock-options à France Télécom, même si des plans existent dans certaines filiales. Le même document de référence nous apprend (p 127) que Thierry Breton était (au 31 décembre 2003), président du CA d'Orange S.A. et membre du conseil de surveillance d'Equant N.V. Mais il ne semble pas qu'il soit concerné dans ses deux filiales par les plans d'options sur actions.

L'affaire se complique avec la fusion Wanadoo-France Télécom, réalisée en avril 2004. La disparition de la société Wanadoo oblige France Télécom à convertir les options sur actions Wanadoo en options sur actions France Télécom. Mais cela implique que certains salariés du groupe France Télécom (les anciens de Wanadoo et les salariés d'Orange) bénéficient de stock-options, alors que les salariés de la maison-mère en sont privés. Une injustice insupportable. Injustice réparée au cours de l'assemblée générale du 1er septembre 2004 avec le vote d'une résolution permettant au "conseil d'administration d’attribuer des options de souscription et/ou d'achat d’actions de la Société". Thierry Breton justifie alors en ces termes (voir le pdf du PV de l'assemblée générale) la décision :
Sur un plan managérial, j’ai donc été confronté à une situation quelque peu hypocrite : près de 16 000 salariés du Groupe France Télécom bénéficient d’options alors que d’autres en sont totalement exclus. Cette question ne se serait pas posée de façon si aiguë si les réintégrations d’Orange et de Wanadoo n’avaient pas eu lieu. Mais la disparition de Wanadoo par fusion-absorption nous oblige à créer des options France Télécom pour les détenteurs d’options Wanadoo. A ce stade, nous aurions pu en rester à la création du volume d’options nécessaire pour tenir les engagements juridiques, c’est-à-dire entre 0,4 % et 0,5 % du capital. Nous avons préféré mettre fin à une distinction entre deux catégories de personnel, fruit de l’histoire de notre Entreprise. D’un point de vue managérial, comment aurions-nous pu justifier une telle différence de traitement ?
Le CA de France Télécom a donc reçu, depuis le 1er septembre 2004, la possibilité d'émettre des stock-options. A-t-il fait usage de ce droit? Mystère. Je n'ai en tout cas rien trouvé en ce sens sur le site de France Télécom - mais j'ai peut-être mal cherché. La question demeure donc (en dépit du titre de cette note) : Thierry Breton détient-il des options sur actions France Télécom? Si oui, pourquoi a-t-il vendu ses actions mais n'a pas exercé ses options (puis cédé les actions)?

Notons pour conclure que les ministres doivent adresser une déclaration de situation patrimoniale à la Commission pour la transparence financière de la vie politique. Mais que cette déclaration est confidentielle (sauf pour le Président de la République), alors qu'elle est accessible -certainement via le Freedom of Information Act- aux Etats-Unis. La transparence ne serait-elle pas également souhaitable en France, au moins pour les membres du gouvernement?

Add. (01/03) : certains commentateurs ont cru déceler dans cette note une visée polémique et/ou une attaque contre Thierry Breton. Ce n'était pas mon intention et le ton se voulait avant tout informatif, quant aux règles applicables aux ministres et à la possibilité (évoquée par des responsables socialistes) de liens financiers entre le nouveau ministre de l'Economie et France Télécom.

Sur le premier point, Paxatagore me rappelle justement que le code pénal définit un délit de "prise illégale d'intérêts". Dans le cas qui nous intéresse, l'article 432-12 précise que :
Le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement, est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75000 euros d'amende.
Il existe évidemment une jurisprudence copieuse à se sujet, que je ne connais ni ne maîtrise, qui devrait permettre de préciser ce qu'il faut entendre par un "intérêt quelconque" et "indirectement". Par exemple, il semble évident que le fait que Thierry Breton se soit vu promis une retraite "à prestations définies" par le CA de France Telecom ne constitue pas un "intérêt", à part un intérêt à ne pas voir l'entreprise disparaître avant d'avoir honoré sa créance. (Autre question : est-ce que l'Etat a aujourd'hui, juridiquement, "la charge d'assurer la surveillance" ou "l'administration" de France Télécom, alors qu'il ne détient qu'une participation minoritaire?)

Sur le second point, il apparaît quasiment impossible que Thierry Breton possède des stock-options France Télécom. D'abord, comme je l'ai déjà écrit, parce qu'on ne sait pas si le CA a effectivement, à ce jour, décidé de distribuer des options sur actions. Et ensuite, surtout, comme le note jck, parce que son départ de la société rend caduques des éventuelles options si l'on est encore dans la période où elles ne sont pas exerçables ("vested"). Ce qui a toutes les chances d'être le cas concernant France Télécom. Les pointilleux attendront la publication du document de référence 2004 pour en être sûr. Je considère, pour ma part, que le dossier est clos et qu'il faut donc conclure, même si c'est plus difficile à chanter : "il n'a pas de stock-options, vive Thierry Breton".