04 février 2005

Le point d'inflexion : Chirac et l'Irak, janvier 2003 

[J'avais promis, il y a déjà un peu de temps, une note "prochaine" sur l'attitude diplomatique de la France durant la crise irakienne de l'hiver 2002-2003. La voici, avec moins de 4 mois de retard. Mieux vaux tard que jamais, j'espère.]

"La vérité est la première victime de la guerre", écrivait Arthur Ponsonby (et Eschyle, et Hiram Johnson, et Samuel Johnson). Concernant l'intervention en Irak, l'adage s'applique tout aussi bien à l'avant-guerre. La période qui va de septembre 2002 (début de l'offensive médiatique et diplomatique de l'administration Bush au sujet de l'Irak) à mars 2003 (déclenchement du conflit) a été riche en ambiguïtés rhétoriques, en inflexions diplomatiques et en batailles bureaucratiques. Mais l'image qu'on en retient est celle d'Etats-Unis déterminés dès l'été 2002 à aller à la guerre, quoi qu'il en coûte, et d'une France déterminée à les en empêcher, avec une égale vigueur.

La thèse d'une France chef de file des opposants dès l'automne 2002 arrange tout le monde. Les responsables français peuvent se glorifier d'une défense constante du droit international contre les folles menées des idéologues réunis autour de Bush. Les responsables américains peuvent faire d'un Chirac forcément allié objectif de Hussein le responsable unique de leur échec diplomatique, masquant ainsi l'étendue et la progression de l'opposition à la guerre en février et mars 2003. Il n'en reste pas moins que la thèse est fausse, ou, en tout cas, à fortement nuancer.

En fait, la politique française peut vraiment s'envisager selon deux périodes distinctes. D'abord, une collaboration tendue mais fructueuse avec les Américains, couronnée par des signes d'une possible participation militaire à une intervention en Irak (septembre 2002-mi janvier 2003). Ensuite, une opposition de plus en plus marquée à la guerre, dans les discours et dans les actes (mi-janvier à mars 2003).

Pendant ces deux phases, les principes directeurs de la diplomatie française sont restés peu ou prou constants. Ils avaient été exposés pour la première fois par Jacques Chirac lors d'une longue interview accordée au New York Times le 9 septembre :
  • Pour l'instant, dit Chirac, il n'y aucune preuve d'un lien entre le régime irakien et Al-Qaida, et pas de preuve définitive que l'Irak constitue une menace militaire sérieuse. Le but des inspections est de faire le point sur la question : "Le problème, aujourd'hui, c'est de savoir s'il y a des armes de destruction massive. Pour le savoir, il faut aller voir. Pour aller voir, il faut avoir des inspecteurs, libres, sans aucune contrainte et qui peuvent visiter."

  • Par contre, Chirac exclue catégoriquement, et assez dédaigneusement, toute intervention uniquement motivée par des raisons humanitaires : "Je le répète, ou bien Saddam HUSSEIN et son régime sont un danger pour l'extérieur, à ce moment-là il faut agir. Et donc il faut d'abord s'assurer que c'est un danger. Ou bien ce n'est pas un danger, et c'est le problème de l'Iraq, ce n'est pas notre problème."

  • Enfin, Chirac prend bien soin de laisser toutes les options ouvertes, y compris une participation française à une intervention militaire. En cela, l'approche française est très différente de celle de l'Allemagne, le chancelier Schröder ayant promis que l'armée allemande ne participerait en aucun cas à des opérations contre l'Irak.
L'approche en deux temps prônée par Chirac sera à l'origine de la fameuse résolution 1441, adoptée à l'unanimité par le Conseil de sécurité le 8 novembre 2002 après plusieurs semaines de négociations serrées entre la France et les Etats-Unis (avec le Royaume-Uni en position de médiateur).

Le problème, comme le note James Rubin dans un article de Foreign Affairs sur la bataille diplomatique, est que 1441 est un compromis a minima, qui remet nombre de décisions cruciales à plus tard :
Would, for example, a second resolution be required before military action took place? How would Iraqi compliance be judged? And, most important, how much time would Iraq get to clear up discrepancies in its reported stockpiles of WMD? Unfortunately, no effort was made to resolve these ambiguities once 1441 was passed. Nor did the major powers develop a diplomatic game plan for each of Iraq's four possible responses to the resolution. Instead, as one of the architects of the UN diplomacy put it, all the key players took a "diplomatic holiday."
Les ambiguïtés de la résolution 1441 seront au coeur de la crise diplomatique de janvier-mars 2003. Mais, à l'époque, les Américains sont persuadés que l'absence criante de coopération de Saddam Hussein et/ou la découverte par les inspecteurs d'armes prohibées fournira un casus belli indiscutable. C'est aussi, à la fin 2002, l'avis du gouvernement français. Selon Rubin, Villepin assure en privé que la France rejoindra la coalition militaire en cas de provocation du gouvernement irakien, même si une seconde résolution est bloquée par la Russie ou la Chine.

Encore plus significative est la visite secrète d'un général français au Pentagone, pour préparer une éventuelle participation militaire de la France à une intervention en Irak. L'affaire est racontée en détails par Henri Vernet et Thomas Cantaloube dans Chirac contre Bush : L'autre guerre. Le Washington Post s'en faisait l'écho en octobre dernier :
The book [...] reports that a French general, Jean Patrick Gaviard, visited the Pentagon to meet with Central Command staff on Dec. 16, 2002 -- three months before the war began -- to discuss a French contribution of 10,000 to 15,000 troops and to negotiate landing and docking rights for French jets and ships.

French military officials were especially interested in joining in an attack, because they felt that not participating with the United States in a major war would leave French forces unprepared for future conflicts, according to Thomas Cantaloube, one of the authors.
Les sources militaires citées par les auteurs précisent que cette rencontre ne préjugeait aucunement de la politique ultérieure de la France, et qu'elle visait seulement à parer à toute éventualité. Certes. Mais il est indéniable que l'éventualité d'une participation française à une intervention militaire en Irak semble se préciser, en coulisses, à la fin de l'année 2002. Elle apparaît en pleine lumière le 6 janvier 2003, au cours du discours du président Chirac en réponse aux voeux des forces armées :
Dans l'année qui vient, de nombreux défis, bien sûr, nous attendent.

Sur le plan opérationnel, il y a tout lieu de croire que les théâtres d'opérations sur lesquels nos forces sont déployées continueront de nous solliciter.

D'autres, hélas, pourraient s'ouvrir. Se tenir prêt à toutes éventualités est au coeur du métier de soldat que vous avez choisi. En particulier, nous devons être attentifs à la manière dont est appliquée par l'Irak la résolution 1441 du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Le même jour, Michèle Alliot-Marie (se) lâche, sur RTL : "l'armée française est prête à remplir ses obligations si c'est nécessaire".

CNN accueille le discours de Chirac comme le "signe le plus clair à ce jour d'une éventuelle participation de la France à une action militaire contre l'Irak". Le site de Fox News relaie une dépêche de l'AP contrastant l'attitude de la France et du Royaume-Uni à l'opposition forcenée de l'Allemagne (qui, depuis septembre 2002, est la cible de toutes les critiques l'administration Bush).

Même les idéologues cravatés de la page opinion du Wall Street Journal prennent acte du ralliement de la France, en exposant la stratégie médiatique que "Messrs. Bush, Blair, Chirac (and Jose Maria Aznar in Spain, Silvio Berlusconi in Italy and others throughout Europe)" devront mettre en oeuvre pour convaincre leur opinion publique (Closing Arguments, 8 janvier 2003). Cela ne va pas durer.

Deux semaines après, Rumsfeld tance conjointement l'Allemagne et la France :
"Germany has been a problem, and France has been a problem," said Rumsfeld, a former NATO ambassador. "But you look at vast numbers of other countries in Europe. They're not with France and Germany on this, they're with the United States."

Germany and France represent "old Europe," and NATO's expansion in recent years means "the center of gravity is shifting to the east," Rumsfeld said.
Cinq jours plus tard, le Wall Street Journal ressort le Rainbow Warrior, les titres méprisants (French Contempt for the UN...) et les menaces même pas voilées : "A country that uses its veto to stand in the way of American self-defense will not find many Americans wanting to guarantee its defense in the future". Le premier édito d'une très longue série.

Que s'est-il passé? Tentative de réponse demain, parce que cette note est déjà beaucoup trop longue.