05 février 2005

Le point d'inflexion (suite) 

Comment expliquer, me demandais-je (rhétoriquement) hier, l'inflexion sensible de la position française sur l'Irak en janvier 2003, alors que le discours de Chirac du 7 janvier semblait plutôt indiquer une possible participation militaire française? Trois facteurs principaux sont à l'oeuvre, me semble-t-il :

1. D'abord, l'état de l'opinion française. Entre l'été 2002 et janvier 2003, l'opposition à une intervention armée en Irak a fortement progressé. Dans ce contexte, les déclarations sibyllines de Chirac aux armées sont majoritairement perçues comme une inflexion notable -et regrettable- de la position de la France et un moyen de préparer l'opinion à une participation française. L'éditorial du Monde (titré La guerre, "hélas") daté du 9 janvier 2003 résume bien le sentiment général :
[M]ême s'il la déplore d'un "hélas" volontiers gaullien, Jacques Chirac s'inscrit désormais explicitement, et pour la première fois, dans la perspective d'une "guerre" - le mot est prononcé - à laquelle, il reconnaît, à demi-mot, que la France s'associerait. C'est admettre que, en définitive, la France ne pourrait pas ne pas s'aligner sur les Etats-Unis.
Face à la pression médiatique, l'entourage du Président minimise d'abord les propos initiaux, en affirmant qu'il ne s'agit aucunement d'un changement de position et qu'il faut seulement se tenir prêt à toute éventualité. Mais il semble assez évident que Chirac et Villepin vont chercher, dans les jours suivants, à rassurer l'opinion. Avec le risque de surcompenser. Risque d'autant plus fort que, selon Vernet et Cantaloube, la période correspond à la mise hors-jeu des diplomates et des militaires, favorables à une conciliation avec les Américains, et à la mainmise du Président et de ses fidèles (Villepin, l'ambassadeur à Washington Jean-David Levitte, le chef de la mission française auprès de l'ONU Jean-Marc de la Sablière, Claude Chirac, la porte-parole de l'Elysée Catherine Colonna, le "sherpa" Maurice Gourdault-Montagne) sur la stratégie diplomatique :
A voir leurs lignes confrontée aussi largement par l'opinion, les "hommes du Président" n'ont-ils pas la tentation d'en faire trop? De succomber à l'euphorie et d'aller trop loin dans leur désir de "contrer" l'hyperpuissance américaine? Le risque de se laisser ainsi "griser" existe d'autant plus que l'équipe fonctionne en circuit fermé. Et qu'aucun membre du clan n'oserait contredire Chirac, ni même Villepin. (p 150)
Ca ne vous rappelle rien? Visiblement, le "groupthink" n'est pas un monopole américain.

2. Ensuite, le changement de ton au sein de l'administration américaine. C'est vers le 10 janvier, selon Bob Woodward, que Bush prend le parti d'aller à la guerre, quoiqu'il advienne. Cette décision rend la participation française à la coalition quasiment impossible. La France cherche, en effet, des contreparties à son appui militaire : une seconde résolution, du temps pour convaincre l'opinion française et une certaine liberté d'action pour les troupes françaises en Irak.

Mais, pour l'administration Bush, la phase de négociation est terminée : la guerre débutera à la mi-mars, "with us or against us". La diplomatie devient un objectif secondaire. Selon Rubin, les Américains auraient pu obtenir aisément une majorité (9 sur 15) au Conseil de sécurité pour une seconde résolution en février-mars 2003. Mais ils la laissent échapper, par incompétence ou par désintérêt. Dans ces conditions, la France estime, avec une certaine justification, qu'elle a beaucoup plus à gagner dans une opposition de principe que dans un soutien qui ressemblerait à une capitulation.

[Il faut néanmoins préciser que, jusqu'en février, certains responsables français cherchent encore à éviter le clash. Rubin écrit : "France's ambassador in Washington, Jean-David Levitte, told Cheney in February that Washington and Paris should simply "agree to disagree." Through other diplomatic channels, the French advised the Americans to bypass the council entirely. "Your interpretation [of 1441] is sufficient [to justify war]," they counseled Washington, and "you should rely on your interpretation."

Rubin ne le dit pas explicitement, mais il est possible d'interpréter ces ouvertures comme un signe des divergences au sein du camp français. A cet égard, le remplacement de Jean-David Levitte à l'ONU par Jean-Marc de la Sablière début décembre 2002 a pu jouer dans la détérioration des relations.]

3. Enfin, l'évolution de la situation en Irak. La grille d'analyse proposée par Rubin est ici éclairante. Après le vote de la résolution 1441, quatre scénarii étaient possibles :
  • a. La capitulation : le régime irakien accepte le retour des inspecteurs, autorise des entretiens avec les scientifiques irakiens et fournit la preuve de la destruction des armes de destruction massive.

  • b. Le "smoking gun" : Hussein assure que les armes prohibées ont été détruites mais les inspections de l'ONU prouvent le contraire, en mettant à jour un programme nucléaire actif ou la présence d'armes chimiques ou bactériologiques.

  • c. La faute de débutant : l'Irak joue la provocation, comme en 1991 ou en 1998, en refusant le retour des inspecteurs ou en s'opposant à la visite de certains sites militaires ou industriels.

  • d. La coopération partielle : le régime irakien autorise le retour des inspecteurs, les laisse visiter les sites suspects et interroger des scientifiques en charge des programmes militaires. Mais la sincérité de Saddam Hussein reste en question.
Si a., la guerre est évitée, tout le monde est content, c'est une grande victoire de la communauté internationale (en fait je pense que Rubin est un peu naïf ici : il était quasiment impossible au régime irakien de prouver une absence d'ADM. Le seul cas qui rend a. possible est plutôt un improbable départ volontaire de Hussein).

Si b. et c., la France participe à la guerre. Tout comme la Russie. La grande coalition de 1991 peut se reformer.

Evidemment, c'est d. qui advient : la coopération irakienne est réelle mais, comme l'écrira plus tard Hans Blix, "elle relevait davantage de la procédure que du fond". Au grand dam des Américains, qui avaient oublié de planifier ce scénario-là. Et au non moins grand dam des Français, qui comptaient sur un casus belli manifeste pour faire accepter un ralliement aux Etats-Unis. Vernet et Cantaloube, à nouveau :
"Pendant toute cette période qui court jusqu'à mi-janvier, la France croyait - à l'instar des Etats-Unis - que Saddam ne pourrait pas s'empêcher de faire une bêtise et de fournir un prétexte en or à l'équipe Bush", se souvient un proche du Président. (p 140)
Le jeu habile (enfin, on le croyait à l'époque) de Saddam Hussein rend donc la participation de la France illusoire, surtout dans la mesure où Chirac (contrairement à Bush et à Blair) a toujours refusé la justification humanitaire d'une intervention en Irak. D'autant que le président français était arrivé à la conclusion, en janvier 2003, que l'Irak ne possédait pas (plus) d'ADM. C'est en tout cas ce qu'écrit Hans Blix, l'ancien chef des inspecteurs de la COCOVINU (l'anglais UNMOVIC fait plus sérieux, c'est incontestable), dans son ouvrage sur la crise irakienne, Irak, les armes introuvables. Le 17 janvier, Blix rencontre Chirac à l'Elysée. Il note dans son livre :
A mon arrivée, mon admiration pour lui [Chirac] n'avait rien de démesuré [NDM : admirez la litote diplomatique, c'est beau comme du "Va, je ne te hais point"]. Mais je repartis de Paris avec le sentiment que l'attitude du président français dans l'affaire irakienne n'était peut-être pas dictée par la volonté de se poser en symbole de paix ni par le souhait, compréhensible de la part d'un homme politique, de quelque nationalité qu'il soit, de contenter une forte majorité de son électorat. Il m'a plutôt semblé que sa position reflétait la conviction que la menace irakienne ne justifiait pas une intervention armée. [...]

M. Chirac déclara que la France ne disposait pas de "preuves sérieuses" de la présence d'armes interdites en Irak. Ayant rencontré et entendu des membres des services secrets français, c'est avec le plus vif intérêt que je notai qu'il ne partageait pas leurs conclusions sur ce point. Il arrive, reconnut-il, que les services de renseignement "s'intoxiquent mutuellement". Personnellement, il ne croyait pas que l'Irak fût en possession d'armes de destruction massive. Les inspections qui avaient eu lieu jusqu'en 1998 avaient, selon lui, révélé beaucoup de choses et abouti, en fait, au désarmement de l'Irak.
On sait maintenant que Chirac avait entièrement raison sur ce point. Et Blix ne semble pas, a priori, suspect d'une sympathie débordante pour Chirac (il semble beaucoup plus à l'aise avec Blair). Ce qui donne un certain crédit à son témoignage et accrédite la thèse du revirement basé sur une appréciation changeante de la menace irakienne.

Je pense, en conclusion, que ces 3 éléments sont suffisants pour expliquer l'évolution du discours français en janvier 2003. Reste à déterminer leur importance relative : l'inflexion est-elle plutôt due à un revirement politique, déterminé par des facteurs franco-français, ou à une adaptation de la position française à l'évolution de la situation aux Etats-Unis et en Irak? Difficile de trancher avec certitude, et il ne fait guère de doute que les pro-guerre insisteront sur la façon dont Chirac a suivi l'opinion publique, alors que les anti-guerre mettront en avant les doutes croissants sur la réalité de la menace irakienne. Et, personnellement, je conseillerai aux deux camps de ne pas sous-estimer le second élément, qui insiste plus sur les rouages de la négociation diplomatique.

L'addition des trois facteurs, qui émergent tous à la mi-janvier, rendait en tout cas l'affrontement entre la France et les Etats-Unis, à plus ou moins brève échéance, quasi-inévitable. Le rapprochement Chirac-Schröder à l'occasion des célébrations du 40e anniversaire du traité de l'Elysée (22 janvier) a accéléré le processus. Le talent de Rumsfeld et de Villepin a fait le reste.

Add. : Conclusion légèrement retravaillée. Pour vraiment couper les cheveux en quatre, je m'aperçois aussi que le titre de la note est incorrect. En maths, le point d'inflexion d'une courbe est le point où la dérivée seconde change de signe. La situation que je décris est plutôt le moment où la position française cesse d'être de plus en plus favorable à la guerre et devient progressivement de plus en plus anti-guerre. C'est à dire le moment où la dérivée première change de signe, autrement dit un maximum (ou un minimum). Mais je doute que "Le maximum" aurait été un titre compréhensible. Paradoxalement, il faut ici être moins correct pour être plus clair.