29 mars 2005

Ce qu'on ne voit pas 

Le Libération du lundi est généralement une source précieuse d'analyse économique intelligente, ce qui est suffisamment rare dans la presse française pour être souligné. Mais hier, dans les pages Rebonds, à côté de la chronique d'Esther Duflo sur le cas Wolfowitz, se trouvait une critique d'un ouvrage des économistes Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice (une présentation des indicateurs alternatifs au PIB) dont l'accroche avait largement de quoi faire hurler le non-économiste (mais intéressé par l'économie) que je suis :
Qu'il est chanceux, le pays où les accidents de la route sont nombreux, car ceux-ci génèrent de la croissance économique : réparations de voitures, frais de santé, services d'urgence, toutes activités qui dopent la richesse d'un pays mesurée par son produit intérieur brut, le central «PIB» scruté dans ses moindres microvariations.
C'est un argument que l'on entend souvent. Mais qui est complètement faux. La pollution (et les frais engagés à la dépollution), les accidents de la route (et les diverses réparations qu'elles occasionnent) n'augmentent pas le PIB, ni sur son rythme de croissance : elles ne font que déplacer la dépense. Des moyens qui auraient pu être consacrées à l'achat de biens ou de services supplémentaires (plus de livres! plus de voyages! plus de SMS surtaxés! etc.) sont mobilisés pour remettre les choses dans l'état où elles étaient avant la pollution ou avant l'accident de la route. Le niveau du PIB est le même dans les deux cas, mais sa composition est différente, et dans un sens défavorable au bien-être (welfare) de la population quant les dépenses ont juste servi à reconstituer du capital détruit.

Frédéric Bastiat (précisons, à toutes fins utiles, que je ne partage pas vraiment sa philosophie politique) écrivait déjà, et bien mieux que moi, la même chose il y a plus de 150 ans, dans la parabole de la "vitre cassée". Visiblement, la leçon n'est toujours pas passée.

Est-ce à dire que les critiques méthodologiques au sujet du PIB sont injustifiées? Pas du tout. Et au contraire. Le fait que la composition de la production nationale (oui, amis économistes, il s'agit de la consommation nationale, qui est différente de la production en économie ouverte; mais j'essaye de simplifier, là) soit importante, au même titre que son niveau absolu, est justement un argument supplémentaire pour se méfier de la fétichisation du PIB.

C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles l'écart fréquemment mentionné de PIB par habitant entre l'Europe et les Etats-Unis (un PIB/h européen autour de 75% du PIB américain cf graphique ci-dessus) est à prendre avec des pincettes. Dans un article classique sur l'histoire du rattrapage inachevé de l'Europe vis-à-vis des Etats-Unis (pdf), l'économiste américain Robert Gordon affirme ainsi que (p 11) :
A significant fraction of GDP in the U. S. does not improve welfare but rather involves fighting the environment whether created by nature or man-made decisions. The American climate is more extreme than in Europe (excluding the ex-USSR), and this means that some of GDP is spent on larger air-conditioning and heating bills than in Europe to attain any given indoor temperature. Some of U. S. GDP is spent on home and business security capital and labor that are less necessary in Europe, not to mention the cost in U. S. GDP of maintaining two million people in prison.
Comme le reconnaît par la suite Robert Gordon, savoir quelle dépense est ou non justifiée du point de vue du bien-être de la population est fortement subjectif et diffère d'une culture à l'autre. Cela dit, Gordon conclut que la consommation "excessive" d'énergie aux Etats-Unis et les dépenses carcérales élimine la moitié de l'écart de PIB/h entre l'Europe et les Etats-Unis (écart qu'il avait auparavant réduit d'un tiers pour prendre en compte la plus grande quantité de loisir dont bénéficient les Européens). On pourrait aussi mentionner les dépenses de santé américaines, qui sont d'environ 5 points de PIB plus élevés qu'en Europe, pour des résultats inférieurs (et je ne crois pas que le fait que les consommateurs américains supportent une partie plus que proportionnelle des coûts de R&D de l'industrie pharmaceutique explique plus qu'une petite partie de l'écart).

Le PIB reste un indicateur essentiel. Mais les indicateurs, non pas forcément alternatifs, mais complémentaires, sont vraiment nécessaires. D'où l'intérêt, en théorie, du bouquin de Gadrey. Dommage que la présentation qu'en donne Libé ne donne pas franchement envie de l'acheter.