30 mai 2005

Bal des prétendants à Matignon : deux morts? 

Le grand Jacques annoncera donc demain le nom du successeur de Raffarin. Tout le monde voit Sarkozy à Matignon. Ou Villepin. Je ne crois pas du tout au premier. Et assez peu au second.

Concernant Sarkozy, il faut rappeler que la grande majorité des commentateurs le voyaient déjà chef du gouvernement l'année dernière après la Bérézina des régionales. Raffarin avait finalement était reconduit, à la surprise quasi-générale. A cela, deux raisons principales. D'abord, Chirac n'avait aucune envie de se "laisser emmerder" en s'imposant une simili-cohabitation avec Sarko. Ensuite, il avait estimé que les remplaçants potentiels étaient trop inexpérimentés ou trop affaiblis : Villepin était marqué par son image de diplomate, Fillon s'était pris une claque dans sa région, Juppé n'en avait pas fini avec ses ennuis judiciaires.

Sur le premier point, on voit mal en quoi la situation a évolué depuis l'année dernière. On a même la nette impression que la guerre de tranchés entre les chiraquiens et les sarkozystes a empiré depuis l'année dernière. Sur le plan des circonstances, rien n'a fondamentalement changé non plus : la grande majorité des députés de la droite parlementaires et des éditorialistes de la presse dassaultienne réclame à corps et à cri, aujourd'hui comme en mars 2004, une droite qui soit à droite, une politique économique qui soit libérale et un Sarko qui soit à Matignon. Mais la majorité de ceux qui ont voté contre Chirac, aujourd'hui comme en mars 2004, apprécieraient moyennement que son "je vous ai compris" prenne la forme d'un majeur levé bien haut.
Thatcher se serait délectée de cette provocation, because, you see, the lady's not for turning. Mais ce n'est pas (plus) vraiment le genre de Chirac.

En mars 2004, il restait encore une raison -certes sacrément torturée- de donner à Sarko les clés de l'hôtel de Matignon : chercher à vérifier la règle qui veut qu'aucun homme politique ne puisse passer directement du poste de Premier ministre à celui de Président de la République. On n'a certes que trois exemples d'échec (Chirac 1988, Balladur 1995, Jospin 2002), mais la logique sous-jacente n'est pas stupide : en cas de conflit institutionnel (cohabitation) ou personnel (à la Pompidou-Chaban ou Mitterrand-Chirac) entre le Président et son Premier ministre, c'est le second qui est généralement perdant, car il doit répondre des échecs de la politique gouvernementale, alors que le premier peut monter sur l'Aventin et se poser en guide de la nation. Donc, oui, ce n'était pas complètement absurde en mars 2004. Mais maintenant que Chirac n'a quasiment (plaise à Dieu!) plus aucune chance de pouvoir revenir en sauveur de la Nation en 2007, il n'a plus la moindre raison de se gâcher sa fin de dodécannat à l'Elysée.

Le cas Villepin est un peu plus complexe. D'un côté, il est évident que Chirac meurt d'envie d'en fait son Premier ministre, et que son passage place Beauvau faisait partie d'un subtil plan de carrière qui devait lui assurer une popularité sarkozyenne, le rapprocher du peuple et rendre sa promotion rue de Varenne irrésistible. Le problème est que la grande majorité des électeurs, des cadres et des élus de droite ne l'aime toujours pas : trop hautain, trop créature du Président, trop lié à la dissolution de 1997. Sa nomination à Matignon ouvrirait donc une guerre ouverte entre le gouvernement et le parti majoritaire, ce qui viole la clause de "non-emmerdement" qui gouverne une bonne part de la stratégie chiraquienne. Finalement, et pour le dire que la façon la plus délicate possible, on voit mal en quoi Villepin serait le meilleur candidat pour réconcilier la France d'en bas avec les élites.

Résumons : la droite désire Sarkozy, Chirac veut Villepin. Chirac met son veto à Sarko, la droite met le sien à Villepin. La sélection du petit Nicolas pourrait créer l'électrochoc que commande la situation, mais au risque de déclencher les foudres du peuple antilibéral. Le choix du grand Dominique serait une provocation un peu moins sérieuse, mais parce qu'il symboliserait une continuité que le pays a sèchement rejetée hier.

On se retrouve dans une situation de blocage. Qui ne peut se résoudre, comme au jury du festival de Cannes, qu'en allant chercher un troisième candidat plus consensuel. Michèle Alliot-Marie aurait pu être une solution : chiraquienne mais pas trop (elle s'était imposée contre le candidat du Palais en 2000 pour la présidence du RPR), elle s'en est plutôt bien sortie au ministère de la Défense et bénéficie d'une cote de sympathie appréciable auprès des militants UMP. On peut aussi penser que la nomination d'une femme à Matignon serait perçue, au moins dans un premier temps, comme une certaine rupture avec le train-train de la politique parisienne. Cela dit, MAM incarne encore trop le "business as usual" : elle aurait pu s'imposer si le score du référendum avait été serré mais je pense que l'ampleur du "non" la condamne.

On en revient à la nécessité de l'électrochoc. Breton? Ca décoifferait sûrement, et pas que l'intéressé qui l'est de toute façon déjà, mais nommer un ancien dirigeant du CAC 40 pour appaiser la révolte sociale des Français ne me semble pas relever d'un sens tactique particulièrement aiguisé. Douste? Je pouffe. Debré? Il est plutôt bon au perchoir, après avoir été désastreux à l'Intérieur sous Juppé : pour reprendre le bon mot d'un commentateur, une nomination de Debré à Matignon ne contribuerait qu'à démontrer une fois de plus la grande sagesse du principe de Peter. Bayrou? Il a trop canardé Chirac depuis 2002. Et le président de l'UDF doit justement une partie de sa crédibilité actuelle au fait d'être la mouche du coche de la majorité parlementaire.

Qui reste-t-il?
Borloo, Borloo, Borloo. Qui combine l'activisme sarkozyen avec le profil du centrisme social. Qui a presque réussi à faire voter Valenciennes pour le oui (49,49%), alors que le département du nord est l'un des plus noniste de France (61,94%). Et qui a su garder l'image d'un homme politique atypique tout en étant beaucoup plus à l'aise avec la politique politicienne qu'un transfuge de la société civile.

La nomination de Borloo aurait un dernier avantage : celle de confirmer la règle dégagée par Guy Carcassonne, qui affirme que, sous la Ve République, le premier Premier ministre d'un mandat présidentiel (Debré père, Pompidou, Chaban, Mauroy, Rocard, Juppé, Raffarin) n'est jamais une surprise, alors que le second l'est toujours (Pompidou, Couve de Murville, Messmer, Barre, Fabius, Cresson, Jospin n'ayant pas été choisi par Chirac).

Méfiance toutefois. Chirac a montré un certain acharnement, depuis 1995, à prendre des décisions en dépit du bon sens et à défier les règles les mieux établies (ne pas dissoudre quand le Premier ministre est au plus bas dans les sondages, par exemple). Et les événements se liguent depuis longtemps contre moi pour que toutes mes prédictions en matière politique s'avèrent fausses : Sarkozy et Villepin peuvent donc encore espérer. La France... c'est moins sûr.