30 juin 2005

Autorité de la chose jugée et devoir de réserve 

L'intervention du Premier Président de la Cour de Cassation pour défendre les juges, et la justice, face au populisme crasseux de Sarkozy est bienvenue. D'autant que son texte est limpide, ce qui permettra aux lecteurs du Monde qui ne lise pas le blog d'Eolas (on me dit qu'il en reste encore quelques uns) de savoir ce qu'il faut savoir à propos du régime de mise en cause de la responsabilité des juges - qui ne différe pas fondamentalement de celui applicable aux fonctionnaires. Peut-être même d'apprendre quelques termes de droit processuel, comme l'"action récursoire" (arrêts Laruelle et Deville, pour les publicistes) ou la procédure de "récusation".

Guy Canivet rappelle en passant un point de droit intéressant (je souligne) :
Lorsqu'une décision de justice est rendue et que sont épuisées les voies de recours, elle est revêtue d'une autorité particulière, l'autorité de la chose jugée, qui la rend incontestable ; elle ne peut donc être critiquée publiquement par un membre du gouvernement. Ces dispositions ne sont pas faites pour protéger les juges mais pour assurer le crédit de la justice, indispensable dans tout Etat de droit.
J'avoue n'avoir jamais eu les idées très claires concernant cette souvent rappelée "interdiction de critiquer (ou même de commenter) une décision de justice". Mais, en fait, il s'avère que le droit pénal français comprend un délit spécifique de "discrédit porté sur une décision de justice" (article 434-25 du NCP) :
Le fait de chercher à jeter le discrédit, publiquement par actes, paroles, écrits ou images de toute nature, sur un acte ou une décision juridictionnelle, dans des conditions de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance est puni de six mois d'emprisonnement et de 7500 euros d'amende.

Les dispositions de l'alinéa précédent ne s'appliquent pas aux commentaires techniques ni aux actes, paroles, écrits ou images de toute nature tendant à la réformation, la cassation ou la révision d'une décision.
Est-ce à dire que les propos de Sarkozy pourrait constituer un tel délit? Qu'un syndicat de magistrats un peu hardi pourrait se porter partie civile pour mettre en branle l'action judiciaire à ce sujet?

Autre chose : le texte de Guy Canivet a beau être drapé dans la retenue qui sied à un haut personnage en hermine, il n'en constitue pas moins une critique sévère des paroles d'un ministre de la République. Or, l'article 10 du statut des magistrats (ordonnance du 22 décembre 1958) dispose que (je souligne encore) :
Toute manifestation d'hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la République est interdite aux magistrats, de même que toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions.
D'accord, le statut est suffisamment vague pour qu'il soit possible d'interpréter "la réserve", et donc les "démonstrations de nature politique" incompatibles avec elle, dans des sens très différents. Mais la jurisprudence semble avoir parfois défini le devoir de réserve de façon assez restrictive (c'est toujours moi qui souligne)
[L]e Conseil supérieur a estimé qu’en "divulguant publiquement le contenu des dossiers et en critiquant les institutions publiques, judiciaires, politiques et leurs représentants "(C.S.M. disciplinaire siège 14 décembre 1994.), un magistrat manque à son devoir de réserve.
Mais peut-être le manquement est ici dû à un cumul, et que la seule critique n'emporte pas le manquement au devoir de réserve. En tout cas, la tribune est suffisamment respectueuse, et Guy Canivet suffisamment haut placé, pour qu'il n'ait pas de souci à se faire.

Sarkozy non plus d'ailleurs : les poursuites au titre de l'article 434-25 du Code pénal (article d'ailleurs très critiquable en soi) sont rarissimes. Et les quelques cas récents d'application ne semblent avoir concerné que des journalistes ou des avocats : la C6R avait cherché à faire poursuivre certains hommes politiques pour des propos effectivement plus que limite après le jugement de janvier 2004 sur l'affaire Juppé. En vain.