27 juillet 2005

Gerrymandering à la française 

Tout le monde sait que l'élection des sénateurs fait la part belle aux grands électeurs des petites et moyennes communes, et se traduit ainsi par une surreprésentation massive des zones rurales qui avantage invariablement la droite. Mais l'économiste Michel Balinski rappelle ce matin dans une tribune pour Libé que le découpage des circonscriptions législatives met aussi sérieusement à mal le principe d'égalité devant le suffrage (Bernard Salanié en avait déjà parlé à propos d'un article du même Balinski paru dans le numéro d'été de la revue Commentaire) :
Une voix d'un habitant de la Lozère vaut plus que trois voix d'électeurs dans les Bouches-du-Rhône ; trois de la Saône-et-Loire équivalent à cinq de La Réunion ; trois de la Moselle ont le poids de quatre de la Haute-Garonne ; et ainsi de suite. Les 25 départements les plus peuplés (plus de la moitié de la population française) ont un député pour 114 512 habitants et les 25 départements les plus petits un député pour 80 220 habitants : c'est-à-dire, l'inégalité entre les plus et les moins peuplés est de 42,7 %, autrement dit cinq habitants des petits départements valent sept des grands.
La situation est encore pire si l'on compare non plus les départements, mais les circonscriptions elles-mêmes :
En 1999 la deuxième circonscription de la Lozère ­ la moins peuplée de France ­ recensait 34 374 habitants, la deuxième du Val-d'Oise ­ la plus peuplée de France ­, 188 200 habitants : l'inégalité était de 447,5 %, deux habitants de la première de ces circonscriptions pesaient autant que onze habitants de la seconde. Les inégalités entre habitants de différentes circonscriptions à l'intérieur d'un même département étaient aussi inacceptables. Dans le Var, la population de la première circonscription était de 73 946 habitants, celle de la sixième de 180 153, une inégalité de 143,6 %, deux habitants de la première comptaient presque autant que cinq de la sixième.
Comme le note Balinski, il faut distinguer deux problèmes : le premier est celui de la répartition du total des sièges entre les différents départements. Le second est celui du découpage des circonscriptions au sein des départements. L'objectif devrait être que le nombre de sièges attribués et que le poids démographique des circonscriptions. Les chiffres évoqués plus haut montrent qu'on en est très loin en France et que le principe constitutionnel d'égalité devant le suffrage est sérieusement remise en cause.

Le pire est que la façon de procéder pour rétablir la justice du vote est assez évidente. D'abord, procéder, après chaque recensement, à une répartition des sièges entre les départements en fonction de leur population (en assurant au moins un siège par département), en suivant une des méthodes classiquement utilisées pour les élections proportionnelles. Aucune méthode (Balinski, sans doute par patriotisme, suggère la méthode de Sainte-Laguë) ne permet d'échapper à certaines bizarreries statistiques. Mais le système serait incontestablement beaucoup plus juste que l'actuel. Ce type de répartition automatique fonctionne d'ailleurs très bien pour la répartition des sièges à la chambre des représentants entre les Etats américains.

Ensuite, laisser à chaque département le soin de délimiter ses circonscriptions. Le mieux serait de confier à la tâche à des commissions indépendantes (voire à des ordinateurs, comme le propose Balinski), évidemment en fixant un objectif de relative égalité démographique entre les circonscriptions et naturellement sous l'étroit contrôle du juge administratif, de façon à éviter les dérives bien connues du gerrymandering à l'américaine.

Si j'étais cynique, je dirais ce genre de réforme n'a aucune chance d'intervenir dans un avenir proche, parce que la situation avantage la majorité actuelle et que les députés de "petites" circonscriptions se feront fort de tuer dans l'oeuf toute tentative de rééquilibrage. J'ajouterai que le redécoupage avorté pour les élections de 2002, rappelé par Balinski, ne rend pas très optimiste quant à la capacité d'une hypothétique majorité de gauche à se saisir du sujet. Mais le Canard nous apprend ce matin que le président Chirac planche actuellement sur de profondes réformes institutionnelles. Réflexion qui n'a évidemment rien à voir avec une volonté de savonner la planche d'un futur président Sarko et tout avec un noble souci de rénover une Ve République qui en a bien besoin. Si tel est le cas, je suis sûr que Chichi ne manquera pas de se pencher aussi sur le cas du découpage électoral.

NB : cela n'entache en rien la justesse de l'analyse, mais il aurait été plus honnête de la part de Balinski de citer un autre exemple que celui des élections législatives de 1986 (effectuées à la proportionnelle, sur listes départementales) pour illustrer le fait qu'un scrutin majoritaire peut conduire à des résultats serrés. Le cas de 1988 aurait par exemple parfaitement fonctionné.

Add. (28/07) : Krysztoff évoque aussi le sujet dans une note sur la démocratie représentative.
Et François rappelle que les bases de calcul de la taxe d'habitation sont aussi particulièrement injustes, faute d'avoir été réévaluées depuis les années 1970. Je me demande même si l'ISF payés par les pauvres petits propriétaires qui ont le tort de vivre dans des zones de flambée des prix de l'immobilier (l'île de Ré, par exemple) n'est pas compensé en tout ou partie par la sous-évaluation de leurs taxes d'habitation. Mais c'est sûrement du mauvais esprit de ma part.