09 juillet 2005

Priorités 

Entièrement d'accord avec Mark Kleiman (même si sa statistique à propos des accidents de la route est plus que douteuse : il y a environ 70 morts à la suite d'accidents de la route par semaine au Royaume-Uni; il m'étonnerait donc fort que le chiffre soit supérieur à 50 pour la seule Angleterre, et pour les seuls accidents causés par une conduite en état d'ivresse) :
Cold-hearted as it sounds to say it with the rubble still smoking, if the London and Madrid attacks represent terrorists' best shot at Western capitals, it isn't really very impressive. Fewer than fifty dead in London, a year after fewer than two hundred dead in Madrid, is pretty good as mass murder but underwhelming as warfare.

Should we spare no effort to hunt down the killers and those who organized and financed them? Absolutely! But turn ourselves upside down, in a -- probably vain -- attempt to thwart the next attack? I don't think so.

More people will die in drunk-driving accidents in England this week than the bombers killed this morning. That doesn't make mass murder any less horrible, but the brute fact is that -- by contrast with the situation in Israel or Iraq -- the terrorists haven't to date inflicted serious damage by wartime standards, or the sort of damage that requires or justifies major social re-engineering to stop it.

Preventing a once-a-year repetition of this sort of attack somewhere in the Western world wouldn't, for example, justify the expense and inconvenience of doing airport-style screening in the subways. (For that matter, I'm not sure that airport-style screening is justified in the airports.)
Par coïncidence, je lisais le week-end dernier un article d'un professeur de sciences politiques américain qui développait ce thème, en notant que notre appréhension des risques, déjà très imparfaite, devient complètement délirante une fois que le terrorisme est en jeu. Et que le vrai danger est souvent beaucoup plus dans des politiques totalement contre-productives prises au nom de la lutte anti-terroriste que dans les dommages humains et matériels provoqués par un attentat.

Au risque de tomber dans le cliché absolu, il faut rappeler qu'une société ouverte suppose que certains types d'attentats (en particulier ceux qui frappent les transports publics) sont quasiment inévitables. Le coût nécessaire pour protéger les équipements publics contre un attentat à la bombe ou une attaque par arme à feu apparaissent prohibitifs, à la fois en termes financiers et au regard des libertés publiques. Une protection totale -à supposer qu'elle soit possible- des transports ne ferait d'ailleurs que détourner les attaques vers des cibles plus vulnérables (centres commerciaux, bars, restaurants, etc.). Cela ne veut pas dire, comme le rappelle Brad Plumer, qu'il faut s'abstenir de prendre des mesures à la fois pour réduire les chances qu'un attentat puisse se produire, et pour en minimiser les conséquences s'il advient néanmoins. Mais un sens de la mesure est ici nécessaire.

Autre chose : comme après chaque attentat significatif, des experts et des pseudo-experts agitent le spectre de l'apaisement face aux terroristes. Par exemple, un responsable du contre-terrorisme au FBI déclarait hier à un journal local américain :
[W]hat [the terrorists] want is a groundswell of opposition to whatever government is currently in place in that country for failing to protect its citizens. And they think that will bring about the type of change that they seek. That's why it's important for countries like Great Britain and the United States and all the allies to remain vigilant, because the minute we start giving in to whatever their demands might be, they've won. And we've lost.

Il y a, en théorie, deux façons de "céder" face aux terroristes. La première, évoquée plus haut, est de remettre en cause de manière radicale les libertés publiques et les principes d'une société ouverte au nom de la lutte anti-terroriste. La seconde, que les war-hacks nous renvoient à la figure après chaque attentat, est d'accéder à leurs revendications. Ce deuxième risque me semble complètement chimérique.

D'une part, il est rarissime qu'une attaque terroriste sur le sol national se traduise par un mouvement de rejet à l'égard du pouvoir politique coupable de ne pas avoir suffisamment protégé la population. Au contraire : le réflexe de l'opinion publique et de la classe politique est de se rassembler autour de son gouvernement. Les suites du 11 septembre le démontrent assez. Il ne m'étonnerait pas non plus que la popularité de Tony Blair augmente sensiblement dans les jours qui viennent. Dans un tel contexte, le premier politicien qui proposerait de faire un geste envers les terroristes se placerait immédiatement en marge de l'opinion.

[le retrait des troupes espagnoles d'Irak n'est pas un contre-exemple valable : la défaite d'Aznar a été provoquée par la tentative de manipulation de l'opinion beaucoup plus que par un supposé défaitisme congénital de l'électorat espagnol; et le retrait des troupes figurait dans le programme du PSOE bien avant les attentats de Madrid]

D'autre part, on distingue mal ce qu'il faudrait faire pour "apaiser" des terroristes comme ceux issus de la mouvance d'Al-Qaeda : leur donner les clés de toutes les villes de Cordoue à Bagdad, de façon à restaurer le califat? [le problème se pose de façon très différente dans le cas du terrorisme nationaliste, où des solutions de type politique sont souvent efficaces sur le long terme] Croire qu'il est possible pour un pays de se protéger en s'abstenant de participer à telle ou telle opération militaire est une idiotie complète, comme le souligne Gregory Djerejian :

You might argue, why then have attacks occured in London and Madrid, say, but not Berlin and Paris? Partly because al-Qaeda realizes the propaganda value of spurring on exactly the type of analyses like Cowell's--so that people will say: the Poodle's acquiesence to the Toxic Texan's Iraq plans did us in!, or still: Aznar's kow-towing to Cowboy Bush is to blame!; and so on. So there is a strategic reason to hit London earlier than Berlin, say, or Milan or Rome next, for instance, before Lyon or Marseilles. But aren't we well aware that a French decision to, say, ban head scarves in its schools is enough of a jihadist casus belli to allow for mass slaughter in the streets of Nice or Tolouse? Or German troops being in Afghanistan to allow for killings in Cologne or Munich? Or that a Dutch filmaker can be massacred on the streets of Amsterdam, not because of the Iraq war, but because he dares to engage in documentary film-making critical of Islam. Such attacks, very unfortunately, may occur too.
Le discours d'un Tony Blair sur la nécessité de s'attaquer aux "causes profondes" du terrorisme a aussi tendance à me mettre mal à l'aise.

On peut certes espérer que des pays mieux gouvernés, plus prospères, plus respectueux des droits de leur population, réduiront le soutien populaire aux mouvements terroristes, leur rendant la tâche plus difficile, en termes de recrutement ou de logistique. On doit pourtant aussi garder en tête le fait qu'il y aura sûrement hélas toujours sur terre des idéologies délirantes, et des fanatiques prêts à mettre une bombe dans un métro ou à se faire sauter dans un café au nom d'un jihad ou d'une croisade fantasmatiques.

La paix au Proche Orient, l'extension de la sphère de la démocratie dans le monde ou la lutte contre la pauvreté sont des buts nécessaires de l'action diplomatique (et parfois militaire) des pays occidentaux. Mais ils sont nécessaires parce que ce sont des objectifs désirables en tant que tels. Pas, ou très peu, en raison d'une hypothétique réduction des actes terroristes en Europe qu'ils permettraient.