17 août 2005

Et les fonds de pension sauveront le CAC 40... 

Dans son programme de gouvernement annuel publié hier après midi par Le Monde, mon grand ami Edouard emploie un argument très répandu mais (ou donc) en réalité très problématique :
Les privatisations rendent-elles nos entreprises vulnérables, comme en témoignerait le fait que les fonds de pension étrangers sont propriétaires de plus de 40 % du capital des entreprises du CAC 40 ? Ceux qui s'en émeuvent se gardent d'indiquer le remède : le développement des fonds de pension à la française, indispensable à la fois à la sauvegarde des retraites ­ - réforme mise en œuvre pour l'essentiel il y a douze ans, mais qu'il faut compléter ­ - et à la protection des entreprises.
Mais pourquoi le développement de fonds de pension à la française (je n'ai d'ailleurs jamais bien compris ce que voulait exactement dire ce "à la française" : peut-être des fonds auxquels on interdit de détenir des actions de sociétés étrangères?) changerait-il quoi que soit à la composition de l'actionnariat des entreprises du CAC 40? Je suppose que l'argument est le suivant :
  1. comme les premier (régime de base) et second (régimes complémentaires) piliers du système français de retraite sont par répartition, les cotisations retraite des travailleurs d'aujourd'hui servent à payer les pensions des retraités d'aujourd'hui;
  2. en conséquence, les liquidités liées aux régimes de retraite ne vont pas s'investir en bourse (ce qui n'est pas tout à fait vrai, mais passons), comme c'est le cas pour un régime par capitalisation;
  3. si, par exemple, les régimes complémentaires français passaient en capi, cela entraînerait un flux considérable de liquidités vers les marchés financiers, donc a priori vers le CAC 40, ce qui permettrait de renforcer la composante bien-d'chez-nous dans l'actionnariat des grandes entreprises cotées sur la place de Paris.
Comme la vie est trop courte, je passe sur l'étonnement qui m'a saisi à la lecture de l'extrait ci-dessus, dans la mesure où mon ami Edouard ouvrait sa tribune en fustigeant la réaction de la classe politique à propos de l'affaire Danone ("Y a-t-il une menace, réelle ou simulée, de prise de contrôle étranger d'une grande entreprise, Danone ? Aussitôt chacun de s'émouvoir, invoquant l'indépendance nationale, comme si elle était de ce fait gravement menacée."). Je passe aussi sur le caractère, comment dire, discutable de l'objectif "les entreprises françaises aux Français". Et enfin sur la décidement très irritante manie qui consiste à assimiler les entreprises françaises au seules sociétés composant le CAC 40.

Autant se concentrer sur les deux gros problèmes de l'argumentaire. D'abord, il laisse accroire qu'un régime par capitalisation favorise l'épargne par rapport à un régime par répartition. Alors que c'est faux sur le long terme : la capitalisation ne consiste pas seulement à placer son argent (en actions, en obligations, en parts de sociétés immobilières, etc.) sur les marchés financiers mais aussi, une fois le glas de la retraite sonné, à récupérer son argent. Ce qui fait que les flux entrants -les contributions des travailleurs- sont contrebalancés par les flux sortants -les retraités qui vendent leurs actifs. Au niveau agrégé, donc, la situation se présente de la même façon que pour un système par répartition : l'épargne est compensée par de la désépargne.

Sauf, évidemment, pour la première période, au moment de la mise en place des fonds de pension, quand il n'y a que des cotisants et pas encore de retraités dans le système. Mais les retraités qui ont acquis des droits dans le cadre du système précédent par répartition sont, eux, toujours-là. Et qu'il faut bien leur payer les pensions qu'on leur a promis. Qui va s'en charger? Soit les agences qui gèrent les retraites complémentaires elles-mêmes, soit l'Etat directement. Dans tout les cas, c'est le déficit public qui trinque. Résultat des courses : l'élévation de l'épargne privée (les cotisations retraites qui servaient précédemment à payer les pensions et qui vont s'investir sur les marchés financiers) est égale à la déserpagne publique (pour payer la transition de la répartition à la capi). Ce qui fait que l'épargne nationale reste rigoureusement identique. Décidemment, il est difficile de trouver un repas gratuit dans cette histoire.

Mais, m'objectera-t-on, le passage à un système de capitalisation ne va-t-il pas néanmoins favoriser les actions, même si l'épargne reste constante? C'est là que réside le second problème de l'argumentaire. D'une part, parce qu'un tel effet serait, comme noté plus haut, de toute façon transitoire : il ne jouerait plus à partir du moment où la première génération à avoir inauguré les fonds de pension sera parvenue à la retraite.

D'autre part, parce que l'effet sur le marché boursier a des chances d'être beaucoup moins important que ne le croit. Pas nul, certes, parce que je ne crois pas à la thèse maximaliste de l'équivalence ricardienne qui voudrait que les individus neutralisassent complètement les effets d'une augmentation du déficit public en achetant la totalité du stock des obligations nouvellement émises pour se prémunir contre les augmentations d'impôt futures [même si pourrait rétorquer que les individus se rendent compte que le déficit d'aujourd'hui permet une réduction des engagements publics futurs, et donc que le changement est actuariellement neutre].

Mais pas gigantesque non plus. D'abord, parce que le financement de la transition par l'Etat se traduira par une augmentation de l'offre d'obligations d'Etat, donc par une hausse de leur taux d'intérêt, et donc par une élévation de leur rendement vis-à-vis des actions |même remarque théorique que plus haut, et mêmes réserves en pratique]. Ensuite, et surtout, comme le soulignait Pierre-Noël Giraud dans le remarquable Commerce des promesses, parce que la faible détention d'actions par les ménages français est principalement liée à leurs préférences d'investissement, et pas un déficit d'épargne en France : les Français sont moins attirés que les épargnants anglo-saxons par les actions, auxquelles ils préférent le monétaire et l'immobilier. Conclusion de Giraud (p 304-305) :
[O]n voit mal pourquoi la création de fonds de pension serait le moyen privilégié de modifier les comportements d'épargne des ménages français. Soit ils se développent à côté des institutionnels existants, donc très progressivement. Soit ils se substitueraient plus rapidement à eux et, dans cas, pourquoi investiraient-ils très différemment? Eux aussi adopteront une politique reflétant les préférences de leurs mandants.
L'argument de Balladur ne vaut donc pas grand chose, sauf pour les courtiers qui ramasseront les commissions le jour où les fonds de pension arriveront en France. Il est même, cerise sur le gâteau, affublé d'une fort plaisante contradiction interne. En économie fermée, en effet, le rendement de la capitalisation et de la répartition est nécessairement égal sur la longue durée, dans la mesure où "les rendements du capital ne peuvent pas s'éloigner durablement du taux de croissance de long terme" (voir cette très utile synthèse de Florence Legros - pdf). Autant pour la thèse selon laquelle les fonds de pension vont contribuer à la "sauvegarde des retraites". Il existe certes un moyen d'échapper à cette malédiction du repas payant : il suffit d'aller chercher des rendements meilleurs à l'étranger. Mais, évidemment, ce n'est pas ça qui va sauver les entreprises françaises assiégées par les investisseurs étrangers.