09 août 2005

Tabous et totem 

La croyance en l'impossibilité de réformer la France en est l'un des clichés les plus éculés du discours politique français. Un des plus irritants aussi, comme le prouvaient les lamentables pleurnicheries d'Alain Finkelkraut (et son ode à Francois Fillon, immense et courageux réformateur mis en déroute par un quarteron de journalistes félons) au cours de la dernière émission de la saison de Répliques.

Il faut donc savoir gré à Laurent Mauduit de chercher à démonter la thèse aujourd'hui dans Le Monde. A rebours du discours dominant, il affirme que la France a connu, depuis 20 ans, nombre de réformes économiques fondamentales. Les réformes ont même touché, nous dit Mauduit, des domaines supposés intouchables, faisant sauter un à un les tabous économiques français. Le problème est que les exemples sont horriblement mal choisis, sûrement parce que Mauduit est contraint par le format à puiser dans l'actualité immédiate des preuves du bien-fondé de sa thèse.

Je reprends les exemples dans l'ordre (à l'exception de l'ISF, où l'auteur est plus convaincant) :


1. Le livret A
Aurait-on imaginé, au cours des années 1980 ou dans la première moitié des années 1990, qu'un gouvernement puisse réduire le taux de rémunération de ce fameux livret d'épargne, que détiennent près de 46 millions de Français, au moment même où la Bourse flambe ? On connaît la réponse : c'était inconcevable.
Est-ce que Laurent Mauduit a seulement pris la peine de vérifier l'exactitude de son affirmation? En fait, le taux du livret A avait été abaissé de 6% à 4,5% en 1986, par un certain Edouard Balladur, alors ministre des Finances. Et que la Bourse française se portait aussi très bien, en ces années-là, jusqu'à qu'un krach mette temporairement fin à la grande ascension en octobre 1987.

Notons aussi qu'il est assez léger de discuter de la remunération du livret A sans prendre en compte les effets de l'inflation. Les taux nominaux avaient beau être plus élevés avant 1986, le rendement du livret A était absolument désastreux :
Les taux réels (inflation déduite) n'étaient pourtant pas aussi élevés qu'aujourd'hui: entre 1945 et 1948, du fait de la forte inflation, la moitié du pouvoir d'achat de l'épargne s'évanouissait chaque année. Les rendements réels, compte tenu de l'inflation, sont restés négatifs de 1958 à 1984, à l'exception d'une très légère progression de 0,23% en 1965.

2. Le droit social

Au lendemain de 1986, la droite avait aussi supprimé l'autorisation administrative préalable de licenciement. Et on avait beaucoup dit également à l'époque que la réforme avait pesé dans l'échec chiraquien. Par un effet de ricochet, le droit social est alors devenu un autre tabou : la gauche a aussitôt promis qu'elle rétablirait cette autorisation préalable ­ promesse qui n'a en réalité jamais été honorée ; et la droite n'a plus osé, dans les périodes suivantes, prendre des mesures spectaculaires entraînant une révision à la baisse du code du travail.
C'est inexact : Balladur avait certes retiré le "SMIC-jeunes" sous la pression mais il avait indéniablement osé. Plus généralement, il me semble que Mauduit a tort en faisant du "contrat nouvelles embauches" villepinien un tournant, qui viendrait rompre 20 ans de glaciation en matière de droit social. D'abord parce que le CDD a de facto était utilisé, depuis longtemps, comme outil de contournement de la législation en matière de licenciement. Ensuite parce qu'aucun gouvernement ne s'est privé, depuis les années 1980, de modifier substantiellement le Code du travail.


3. Les services publics
Même si la France s'est convertie depuis longtemps aux privatisations, il était inconcevable que la vente des "bijoux de famille" englobe aussi les services publics.

Et puis ce tabou-là aussi a sauté. L'actualité de cet été en apporte de nouveaux témoignages. Avec l'ouverture du capital de Gaz de France, avec celle, prochaine, d'EDF, avec la privatisation des autoroutes, le tabou ancien n'en est plus un. A quand La Poste française (à l'image de son homologue allemande) cotée à la Bourse ? Autrefois, la question aurait été une provocation. Plus maintenant...
Là encore, Mauduit exagère la rupture, en partie parce qu'il adopte une conception fort restrictive du concept de "service public". Rappelons que TF1, fleuron de l'audiovisuel public français, a été privatisé en 1986. Que la SFP l'a été également en 1986. Que la SNCF était une société d'économie mixte, détenue à 49% par des actionnaires privés, jusqu'en 1983. Et que Cofiroute, société tout ce qu'il y a de plus privé, exploite des autoroutes depuis 1970.


4. Les retraites
On sait que durant de très longues années la réforme a été vécue comme impossible par les dirigeants de gauche et de droite pour le motif avancé par Michel Rocard : elle était censée faire exploser le gouvernement qui oserait s'y atteler.

Mais le tabou a été levé. C'est le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, à l'été 2002, qui en a pris l'initiative.

C'est étrange. On aurait pu attendre d'un journaliste chevronné du quotidien de référence qu'il se souvienne de la réforme Balladur de 1993. Celle qui faisait passer la durée de cotisation de 150 à 160 trimestres pour les régimes du secteur privé, le calcul des pensions se faisant sur les 25 meilleurs années (au lieu des 10) et l'évolution des retraites étant désindexés des salaires. Si je me souviens bien, on en avait un peu parlé à l'époque. Mais mes souvenirs sont peut-être trompeurs.


5. Les fonds de pension
Pour beaucoup de dirigeants politiques de droite, c'est un sujet de remords perpétuel : souvent évoquée, la réforme des fonds de pension a aussi très longtemps été différée durant les années 1980 et 1990.

Qui ne se souvient du tabou ? Puisque le modèle social français obéit à des logiques collectives, le système des retraites ne peut donc reposer que sur la répartition. Il était donc hors de question d'accepter un autre système faisant appel à l'épargne individuelle : les retraites par capitalisation. En 2003, le tabou a aussi sauté.

Serait-il possible que Laurent Mauduit ait aussi oublié la loi Thomas? Apparemment oui. Je remarque aussi que le tabou selon lequel "le système des retraites ne peut reposer que sur la répartition" s'est particulièrement bien accomodé des dispositifs complémentaires reposant sur la capitalisation, comme l'assurance vie encouragée par des exonérations fiscales qui jouait (et joue encore, mais moins) le rôle d'épargne retraite.


6. Le SMIC

Durant de longues années, de nombreux gouvernements de droite ont eu vis-à-vis du salaire minimum un comportement hypocrite : tempêtant contre lui et rêvant de sa suppression (ou de sa régionalisation), ils n'ont en fait jamais osé y toucher. Quand ils n'ont pas procédé à des hausses. Et ce tabou-là semble être plus tenace que d'autres. Il faut pourtant se méfier des apparences. Car, pour de multiples raisons, on sait que le tabou a en fait été contourné.
Pas grand chose à dire sur ce point : le journaliste nous vend un tabou transgressé, et nous sert un tabou contourné. C'est de la publicité mensongère, et une limite importante à la thèse de l'économie sans tabou (du titre de l'article, pas du bouquin éponyme du blog de Bernard Salanié).

Le pire, je le répète est que je suis d'accord avec la thèse principale de Mauduit : les structures de l'économie française ont profondément évolué depuis 20 ans.

Dans le domaine monétaire, la dévaluation a cessé d'être d'être un outil de la politique économique (dernier épisode en 1983), l'indépendance de la banque de France a été proclamée (1993), le contrôle des prix a été abandonné (1986), le contrôle des changes également (1989).

En ce qui concerne le marché du travail, l'autorisation administration de licenciement a disparu (1986), le recours au CDD et à l'intérim s'est généralisé, le temps de travail hebdomadaire est devenu "modulable" (loi Delebarre de 1986, loi Séguin de 1987, annualisation du temps de travail dans le cadre des 35 heures), les cotisations sur les bas salaires ont été massivement abaissées depuis les années 1990.

Enfin, on ne saurait sous-estimer l'ampleur du cycle de privatisation entamé en 1986 : en 1983, par exemple, "le secteur public industriel, [répresentait] 31% du CA, 23% des salariés, 30% des exportations et 50% des investissements de la branche."

On peut légitiment soutenir que telle ou telle réforme a été mauvaise, que les progrès ont été insuffisants ou que la régression a déjà trop duré. Mais on ne saurait sans mentir parler d'un immobilisme de la France depuis 20 ans en matière économique.

L'un des vrais problèmes, en fait, est que cette transformation fondamentale de l'économie française n'a que relativement peu modifié le discours politique, comme le prouve en creux le thème récurrent de l'impossibilité à réformer : alors que les outils traditionnels de la politique économiques ont été démantelés ou sont devenus inopérants, les politiques -de gauche comme de droite- ont dans leur majorité perpétué l'image d'un Etat grand ordonnateur de l'économie, apte à relancer la croissance en créant des emplois publics, à lutter contre les délocalisations en distribuant des subventions aux entreprises ou à bâtir avec ses bras musclés les industries du futur, évidemment "à forte valeur ajoutée". Dans ce contexte, il n'est guère étonnant que les espérances soient régulièrement déçues, et que le discrédit du politique soit devenu structurel.

Mauduit a donc en partie raison dans son analyse : certains tabous économiques, ou prétendus tels, ont bel et bien été transgressés depuis les années 1980. Mais le totem de l'Etat omnipotent en matière économique a à peine été écorné.