19 septembre 2005

Pourquoi l'élection allemande ne se jouera pas à Dresde 

On attribue à Bismarck (c'est lui, à gauche) un dicton souvent rappelé dès qu'il est question du fonctionnement des démocraties parlementaires : "Wer weiß, wie Gesetze und Würste zustande kommen, der kann nachts nicht mehr ruhig schlafen." Maxime qui, traduite avec quelque liberté, est extrêment populaire dans le monde anglo-saxon sous la forme suivante : "Laws are like sausages, it is better not to see them being made.". Ce qui, en français, donne à peu près ceci : "Les lois sont comme les saucisses : il vaut mieux ne pas voir comment elles sont préparées".

On pourrait en dire autant de la façon dont sont calculés les résultats des élections allemandes. Le béotien a certes peu de chances, en examinant en détails la loi électorale allemande, de se retrouver face à des boyaux sanguinolents ou à des petits compromis honteux entre législateurs et groupes d'intérêts. Mais il pourrait faire face à quelque chose de bien plus terrifiant encore : un système mathématique dont la propension à produire du paradoxe électoral serait suffisant pour ébranler sa foi dans le fait que les députés allemands sont, comme le veut la Grundgesetz, "élus au suffrage universel, direct, libre, égal et secret."

En général, heureusement, le détour par les arrières-cuisines n'est pas nécessaire : le soir des élections, les instituts de sondages annoncent des projections en sièges qui, magie du scrutin proportionnel, ne bougeront pas beaucoup au cours de la soirée et, un peu après minuit, les résultats officiels dûment calculés tombent. Et tout le monde, à part quelques geeks qui se passionnent pour les mandats supplémentaires ou la méthode de Sainte-Laguë, peut désormais oublier la complexité du système électoral allemand jusqu'aux prochaines élections.

Pas cette fois-ci. A cause de la fameuse élection "partielle" qui se déroulera dans la circonscription de Dresde 1 le dimanche 2 octobre et qui va forcer tout le monde à jeter un coup d'oeil sous le capot de la voiture. Et il y a de fortes chances que ce qu'ils y trouvent leur paraisse à la fois passablement inbitable et bougrement illogique.

Si nous étions dans un monde cartésien à la française, l'existence d'une législative partielle deux semaines après les élections permettrait d'envisager seulement deux scénarios : selon que le siège soit remporté par la majorité ou par l'opposition, la majorité de la coalition majoritaire serait augmentée ou réduite d'une unité. Le système français, comme tous les systèmes majoritaires, a de nombreux défauts mais il est limpide : chaque député est élu dans une circonscription, à chaque circonscription correspond un siège et il faut remporter le plus de circonscriptions pour obtenir une majorité au parlement. C'est très facile à comprendre et une élection partielle dans le Creuse ne risque pas de changer la répartition des sièges dans la Moselle.

Rien de tel en Allemagne. Pour comprendre pourquoi, il faut d'abord expliquer en détail comment se passe la répartition des sièges au Bundestag. Paxatagore ayant déjà exposé le système avec une concision assez remarquable, j'encourage les trois lecteurs qui sont arrivés jusque-là dans la note à aller immédiatement le lire, avant de revenir ici pour la suite.
En vertu de la loi électorale allemande, les sièges sont donc attribués selon une procédure en trois temps :
  • On fait d'abord les totaux des secondes voix (Zweistimmen) des différents partis au plan national. Après avoir éliminé les partis qui n'atteignent pas 5% ou 3 sièges directs (via les premières voix - Erststimmen), on répartit les 598 sièges du Bundestag entre les partis restants à la proportionnelle, selon la méthode du plus fort reste.

  • On répartit ensuite, pour chaque parti, les sièges auxquels il a droit entre les différents Länder. Cette opération s'effectue en fonction des résultats en nombre de voix du parti dans chaque Land et toujours selon la méthode du plus fort reste.
  • Une fois qu'on connaît le nombre de siège auquel a droit un parti dans un Land, on regarde combien de sièges directs (les sièges attribués avec les premières voix) le parti y a remporté. Si la différence est positive, ce qui est presque toujours le cas, les sièges restants sont distribués en allant puiser sur la liste du parti pour le Land. Par exemple, les résultats des secondes voix donnent droit à la CDU à 12 sièges dans la Rhénanie du nord-Westphalie. Comme les chrétiens démocrates ont obtenu 10 sièges directs, les 2 premiers candidats sur la liste CDU du Land sont élus députés au Bundestag.
L'intérêt du système allemand est de combiner la représentation proportionnelle intégrale avec la personnalisation du vote : la moitié des députés sont désignés par circonscription, ce qui permet à chaque électeur de pouvoir identifier "son" député.

L'un des problèmes du système est que la différence entre le nombre de sièges obtenu dans un Land et le nombre de sièges directs acquis par un parti est parfois négative. Ainsi, le SPD a droit à trois sièges compte tenu de son résultat dans la Sarre, mais les sociaux-démocrates ont remporté 4 sièges directs dans le Land. Dans ce cas, le siège supplémentaire est conservé : aucun candidat sur la liste SPD pour la Sarre n'ira au Bundestag mais les quatre vainqueurs dans les circonscriptions sont tous élus députés. Le siège supplémentaire acquis au SPD est un Überhangmandat, qui s'ajoute au total normal des sièges au Bundestag (598). En vertu des résultats d'hier soir, le SPD a ainsi gagné 9 mandats supplémentaires et la CDU 6, ce qui amène le nombre de députés au Bundestag au nombre provisoire de 613.

Sauf que, évidemment, tout cela pourrait encore changer avec l'élection de Dresde début octobre. On pourrait ruser, comme le font certains médias, en disant que la partielle va permettre d'attribuer un siège, ou deux sièges, ou trois sièges, ou de un à trois. Mais, en fait, les 598 sièges du Bundestag ont déjà étaient attribués provisoirement hier soir et l'élection dans la 160e circonscription allemande influera sur les trois paramètres identifiés plus haut :
  • Les résultats des "secondes voix" de Dresde pourront modifier d'abord la répartition des 598 sièges du Bundestag entre les partis.
  • Ils pourront changer ensuite la répartition des sièges entre les Länder, pour chaque parti.
  • Quant aux "premières voix", elles auront une influence si le siège revient à un parti qui a dépassé son quota de sièges proportionnels en Saxe, ce qui lui permettrait d'obtenir un Überhangmandat.
En pratique, et avec l'aide d'Excel (pour ceux qui veulent s'amuser, voilà un fichier avec les résultats d'hier soir qui permet de faire des simulations en fonction de ceux de Dresde), de l'indispensable site Wahlrecht.de (chez qui le fichier a été récupéré) et d'un excellent article du Spiegel qui résume bien les choses, voilà ce qu'on peut attendre de la partielle de Dresde :
  • Une victoire du SPD pour le siège pourvu grâce aux premières voix n'augmenterait pas le contigent des députés sociaux-démocrates au Bundestag. Elle substituerait seulement le candidat de la circonscription de Dresde au dernier candidat pour l'instant retenu sur la liste SPD de la Saxe.
  • Au contraire, la CDU a tout intérêt à gagner la circonscription (et donc le SPD a tout intérêt à l'empêcher) dans la mesure où elle dépasse son "quota" de sièges sur la Saxe : un nouveau siège direct emporté augmenterait donc, toutes choses égales par ailleurs, d'une unité le nombre de ses députés au Bundestag.
  • Le SPD a surtout intérêt à maximiser son score au niveau des secondes voix, afin de modifier la répartition des sièges au plan national. Le problème pour les sociaux-démocrates est qu'il faudrait qu'ils remportent 201 000 voix à Dresde pour gagner deux voix et en faire perdre une à la CDU (et une aux Verts). Ce qui paraît assez difficile dans la mesure où le nombre total d'électeurs de la circonscription est de 219 000...
  • L'objectif de la CDU est très différent et complètement paradoxal, dans la mesure où elle a déjà réussi à obtenir 3 Überhangmandaten dans la Saxe (10 sièges obtenus grâce aux secondes voix mais 13 sièges directs remportés) : elle doit minimiser son nombre de secondes voix car, au-dessus de 41 000 voix supplémentaires, elle aurait droit à un siège en plus dans le Land, donc à un Überhangmandat en moins. Mais, évidemment, elle doit aussi chercher à contenir la poussée du SPD qui cherche à gagner des sièges au niveau national.
Résumons : pour combler son retard de trois sièges au Bundestag, le SPD devrait obtenir au moins 201 000 secondes voix à Dresde (sur 219 000 électeurs) et empêcher la CDU de remporter le siège direct grâce aux premières voix. Si la CDU obtient plus de 41 000 secondes voix et ne remporte pas le siège direct, elle perdrait certes un siège au Bundestag, mais, avec un maximum de 169 000 voix, le SPD ne remporterait qu'un siège supplémentaire, en faisant perdre un aux Grünen.

L'hypothèse d'une égalité SPD/CDU-CSU au Bundestag est donc mathématiquement possible mais politiquement exclue. Mais je compatis sincèrement avec les journalistes qui devront expliquer pourquoi à leurs lecteurs.

Add. : sur le sujet des élections allemandes, je signale une excellente synthèse chez Samidjazz, des réflexions un peu plus décalées (dont une proposition qui me semble très mauvaise) chez Paxatagore et un utile rappel de Dean Baker à propos du taux de chômage allemand. Et pour ceux qui ne sont pas trop allergiques à l'allemand et souhaitent voir ou revoir un grand moment de télévision, le "débat des éléphants" d'hier soir est en ligne sur le site de l'ARD.