30 octobre 2005

All you need is Rove 

Non, la montagne de l'affaire Plame n'a pas accouché d'une souris. A tout prendre, la métaphore de Gregory Djerejian, qui parle d'un éléphanteau, est la plus exacte. Parce que Libby, dir'cab de Cheney et conseiller de Bush, n'est pas vraiment ce que l'on peut appeler un petit poisson, ni même un petit rongeur. Et que, pour autant qu'on puisse en juger à le lecture de l'acte d'inculpation (pdf), le dossier du procureur Fitzgerald semble très solide.

Ceci étant dit, il faut bien reconnaître que la journée d'hier n'a pas été à la hauteur des espérances que l'affaire Plame avait fait naître, depuis l'été 2003 et encore plus depuis quelques semaines, dans le camp des opposants à l'administration Bush. On attendait Karl Rove, et même plus haut, et l'on doit se contenter de Libby. On parlait de 5 personnes inculpées, il n'y en a pour l'instant qu'une seule. On espérait que l'inculpation concernerait directement le démasquage de Valerie Plame, et l'on doit se satisfaire de charges qui, pour être indubitablement graves, n'en sont pas moins périphériques. On brûlait enfin de connaître enfin toute la vérité, on ressort de la lecture de l'acte d'inculpation et de la transcription de la conférence de presse de Fitzgerald avec encore plus de questions qu'auparavant.

La plupart des blogs de la gauche américaine ont quand même accueilli la nouvelle aux cris préparés de "Merry Fitzmas". Mais la déception née de l'écart entre le résultat et les espérance était palpable : contrairement à ce que soutient le Poor Man Institute, le fait que le "Peak pony" ne se soit pas matérialisé ne doit rien à une miraculeuse découverte d'un nouveau gisement de poney, et tout à une augmentation beaucoup moins forte prévue de la demande.

Mais ce n'est peut-être que partie remise : Fitzgerald a annoncé que son enquête n'était pas totalement terminée et a souligné qui pouvait toujours faire appel à un autre grand jury en session si le besoin s'en faisait sentir. Autrement dit, s'il cherchait à inculper d'autres personnes (et/ou de charger la barque de Scooter avec d'autres chefs d'inculpation). Comme le fait aussi remarquer Gregory Djerejian, le problème avec les éléphanteaux, c'est qu'ils ont une fâcheuse tendance à prendre rapidement du poids.

Il n'est donc pas impossible que l'inculpation de Libby ne soit qu'un prélude à d'autres inculpations, à plus haut niveau. Mais "pas impossible" ne veut pas dire "probable", encore moins "certain". Le plus raisonnable serait sûrement de dire qu'on n'en sait rien, de noter que seul le procureur a une idée de ce qui peut arriver maintenant, et d'attendre sagement la suite.

Mais les propos de Fitzgerald lors de sa conférence de presse et l'acte d'inculpation sont tellement riches en potentiels indices et en possibles sous-entendus qu'il serait dommage de ne pas s'engager dans quelques spéculations plus ou moins éclairées. Surtout sur un blog, qui est par nature fait pour ça.
Lire la suite (prérequis : une certaine connaissance de l'affaire Plame)

Je vais le faire sous forme de questions-réponses, pour que tout cela soit plus compréhensible et accessible (mais pas forcément moins long)


Quels sont les textes applicables?

La révélation du fait que Valerie Plame travaillait pour la CIA laissait à penser que deux type de crime avait pu être commis.

D'une part, ceux définis par l'Intelligence Identies Protection Act de 1982, une loi pénale spécifiquement conçue pour punir ceux qui révèlent l'identité des agents secrets. De l'autre, ceux contenus dans l'Espionage Act de 1917, une loi très générale, prise en temps de guerre, dont les éléments les plus liberticides avaient été abrogés en 1921 mais dont les portions relatives à la divulgation de secrets touchant à la défense nationale sont restés en vigueur.

L'IIPA est clairement la loi la plus adéquate pour tenter de poursuivre ceux qui ont dévoilé les liens de Valerie Plame avec la CIA à des journalistes. Le problème est que le texte est très restrictif : en particulier, il faut prouver que celui qui révèle des éléments permettant d'identifier un agent secret était bien conscient des conséquences de son acte et la définition du terme "agent secret" est assez stricte.

En regard, l'Espionage Act est d'une remarquable flexibilité, comme l'avait noté Mark Kleiman dès l'automne 2003. L'inconvénient de ce texte est qu'il est très controversé : la loi est tellement large qu'on peut craindre qu'elle puisse être utilisée pour criminaliser toute divulgation d'information liée de près ou de loin à la sécurité nationale, même dans les cas les plus légitimes.


Pourquoi inculper Libby sur la seule base du seul témoignage de quelques journalistes? Qu'est-ce qui nous prouve que ce ne sont pas Miller, Russert et Cooper qui ont menti?

C'est la thèse à la mode chez mes camarades bushistes. Mais elle est totalement fausse : l'inculpation se fonde aussi sur le fait que Libby disait avoir appris que Plame travaillait à la CIA seulement au cours de ses conversations avec des journalistes autour du 10 juillet 2003. En fait, l'acte d'inculpation établit qu'il avait connaissance de ce fait depuis le début du mois de juin.


Pourquoi Libby n'est-il pas inculpé sur la base de l'Intelligence Identities Protection Act, au vu des éléments contenus dans l'acte d'inculpation?

C'est la question que beaucoup de monde se pose (par exemple Thomas Cantaloube, qui m'a envoyé ce matin un mail résumant l'état de ses réflexions sur l'affaire). La thèse la plus plausible en ce qui concerne l'Intelligence Identities Protection Act est que Fitzgerald n'est pas certain de pouvoir prouver au cours d'un procès que tous les éléments qualificatifs du crime ont bien été réunis. Billmon soutient le contraire, mais il apparaît que deux éléments sont potentiellement manquants :

D'une part, le statut d'agent secret de Valerie Plame. Aux termes de l'Intelligence Identities Protection Act :
(4) The term "covert agent" means—
(A) a present or retired officer or employee of an intelligence agency or a present or retired member of the Armed Forces assigned to duty with an intelligence agency—

(i) whose identity as such an officer, employee, or member is classified information, and

(ii) who is serving outside the United States or has within the last five years served outside the United States
La première condition est remplie sans problème : l'acte d'inculpation affirme que "Valerie Wilson was employed by the CIA, and her employment was classified". La seconde est beaucoup plus problématique : durant toute la conférence de presse, Fitzgerald a bien pris de ne jamais dire si Plame était ou n'était pas un "agent secret" au moment des faits ("I am not speaking to whether or not Valerie Wilson was covert.") Si elle ne l'était pas, les poursuites sur la base de l'Intelligence Identities Protection Act sont impossibles.

D'autre part, il faut prouver que l'auteur de la fuite sait que l'information qu'il dévoile identifie un agent secret. Libby pourrait très bien arguer qu'il n'avait pas songé au fait que Plame puisse être un agent secret. Démontrer le contraire n'est peut-être pas impossible (l'acte d'inculpation contient certains indices à ce sujet), mais c'est une tâche difficile et risquée.


Pourquoi ne pas tenter de poursuivre Libby sur la base de l'Espionage Act, alors?

Il y a trois hypothèses concurrentes sur le sujet :

1. Comme le rappelle Andy McCarthy (NRO), pour que l'Espionage Act s'applique, il faut que la communication d'informations liées à la défense nationale soit volontaire ("willfully communicates"). Il faut aussi que le responsable de la fuite ait des raisons de croire que l'information sera utilisé au détriment des Etats-Unis. Ce n'est pas forcément évident à prouver (voir Kevin Drum sur ce point), et Fitzgerald a pu préférer une accusation plus périphérique (le faux témoignage) mais avec des chances très élevées de succès.

2. On peut aussi penser que Fitzgerald n'a tout simplement pas voulu recourir à l'Espionage Act, parce que cette loi est controversée et que la défense pourrait arguer qu'une condamnation sur cette base aurait des effets potentiellement désastreux sur les libertés publiques. On peut bien sûr se demander, avec Billmon, si la théorie tient vraiment la route, dans la mesure où l'Espionage Act a été utilisée récemment, dans des cas assez similaires. Mais les déclarations du procureur lors de sa conférence de presse laissent à penser que l'hypothèse est plausible.

3. Enfin, Jane Hamsher suppose (et Andrew Sullivan approuve) que Fitzgerald aurait très bien pu employer l'Espionage Act contre Libby, qu'il n'avait aucune réticence particulière à le faire, mais qu'il garde cette possibilité en réserve pour des raisons tactiques. L'inculpation d'hier et la menace d'une inculpation supplémentaire serait ainsi le moyen de faire parler Libby et de ferrer de plus gros poissons. Billmon trouve que la thèse sent un peu trop le wishful thinking et que c'est une raison évidente de s'en méfier. Je suis d'accord.

Cela dit, un élément que je n'ai vu relevé nul part et qui me semble important est le fait que le préliminaire de l'acte d'inculpation mentionne explicitement l'Espionage Act (et pas l'Intelligence Identities Protection Act) :
In connection with his role as a senior government official with responsibilities for national security matters, LIBBY held security clearances entitling him to access to classified information. As a person with such clearances, LIBBY was obligated by applicable laws and regulations, including Title 18, United States Code, Section 793, and Executive Order 12958 (as modified by Executive Order 13292), not to disclose classified information to persons not authorized to receive such information, and otherwise to exercise proper care to safeguard classified information against unauthorized disclosure.
Je doute que cela soit un hasard et c'est peut-être lourd de menaces pour Libby.


Pourquoi Libby a-t-il menti devant le grand jury?

On pourrait supposer que la version de Libby selon laquelle avait appris les liens entre Plame et la CIA en discutant avec des journalistes servait en fait à protéger sa véritable source, c'est-à-dire Dick Cheney. Sauf qu'on voit mal pourquoi Libby chercherait à dissimuler des conversations avec Cheney qui n'avaient absolument rien d'illégales, puisqu'ils avaient tout deux légalement accès à des informations classées secret défense. En fait, sur ce point, je suis très convaincu par la thèse de Franklin Foer, sur le nouveau blog de The New Republic :
I'm guessing that his sloppiness can be attributed to a) his initial belief that reporters would never sell out a confidential source; b) his initial belief that the leak investigation would go nowhere. Before Ashcroft (somewhat mysteriously) recused the Department of Justice from the case, Deputy Attorney General James Comey had handled the investigation. With Comey and Ashcroft running the show, Libby must not have worried too much about the prospects of a perjury indictment. He probably assumed, with good reason, that this investigation would die a quiet death at the hands of Bush loyalists. Once Comey handed the case over to Fitzgerald, Libby was already locked into his mendacious storyline.
Au cours de l'enquête préliminaire menée par les agents du FBI, à l'automne 2003, Libby, supposant qu'il était possible que ses conversations avec Miller ou Cooper puissent tomber sous le coup de la loi, aurait ainsi cherché à se couvrir en affirmant qu'il avait appris la profession de Valerie Plame par des journalistes. En se disant que l'enquête n'irait de toute façon pas bien loin et qu'il serait stupide de donner aux enquêteurs des élements qui le mettraient en danger. Une fois Fitzgerald en charge du dossier, Libby est coincé : il ne peut pas modifier sa version initiale sous peine d'être immédiatement pris en flagrant délit de faux témoignage.


Est-ce qu'il ne serait pas temps de conclure cette note?

Si. Je répète que tout ceci n'est que spéculation. Espérons que les semaines à venir permettront d'en savoir plus. Et pour ceux qui ont besoin d'entretenir la flamme de leurs rêves anti-Bush les plus fous, cette information relevée par Josh Marshall devrait faire l'affaire.


NB : Blogger m'annonce que ceci était la 500e note de Ceteris Paribus. Le hasard pouvait difficilement choisir un meilleur sujet.