08 octobre 2005

Blogosphère d'influence 

Avec le retard dont je suis coutumier, je voudrais réagir à cette note de Versac, qui avait profité de la médiocre tribune d'Olivier Jeanne dans Libé pour lancer un intéressant débat à propos de l'impact des blogs sur la sphère politique.

Je suis d'accord avec beaucoup des arguments de Versac, notamment sur le caractère réticulaire plutôt qu'anarchique de la blogosphère et sur le fait que l'outil blog est une chance plus qu'une menace pour le débat démocratique (plus précisement : que les avantages de l'outil sont supérieurs à ses inconvénients). Cela dit, il me semble utile d'apporter quelques nuances à une thèse qui me semble encore un peu trop blogotriomphaliste.
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D'abord, il y a un risque à ne pas tirer toutes les leçons de la campagne d'Howard Dean, et en particulier de la manière dont elle a su utiliser Internet, sous la houlette de Joe Trippi. D'un côté, certes, il est indéniable que la création d'un très large et très dense réseau de Deaniacs enthousiastes a permis de réveiller un parti démocrate qui se complaisait dans une molle et prudente critique de l'administration Bush depuis 2001. Elle a aussi, évidemment joué un rôle essentiel dans l'ascension dans les sondages d'un candidat à qui presque personne ne prêtait attention ni ne donnait la moindre chance avant l'été 2003.

Cela dit, il faut quand même rappeler que la campagne de Dean a fini par imploser spectaculairement en janvier 2004, alors qu'il était pourtant devenu le grandissime favori des primaires démocrates. Dans son ouvrage, Trippi met l'échec final sur le compte d'un establishment hostile qui a fini par avoir la peau d'un dissident qui devenait dérangeant. Mais, en fait, on peut se demander, comme le faisait Ezra Klein dans sa critique de The Revolution Will Not Be Televized, si l'échec final de Dean n'a pas aussi été largement provoqué par ce qui avait d'abord permis son succès :
The same new technologies that enabled Trippi to decentralize it also shifted its internal balance of power, ceding Dean's identity and message in no small part to the die-hard activists who had made him the frontrunner. But die-hards don't shrug their shoulders when their candidate zags; they yell and protest and try to drag him back. Trippi himself admits that Kate O'Connor and Dean eventually wanted to fire him because "[I]n their eyes, Dean had been swept up in the momentum of his own populist movement...was unable to leave the insurgent firebrand behind and reposition himself as just another moderate Democrat"--an inability which proved fatal. And in a campaign where even the bulk of Democratic primary voters were focused on "electability," the Deaniacs could be an unappealing bunch.
Plus généralement, je pense qu'il il y a lieu d'être prudent à la fois sur la nature de l'influence des blogs aux Etats-Unis et sur la probabilité que la blogosphère française finisse par atteindre le niveau d'influence qu'a atteint aujourd'hui son homologue américaine.

Sur le premier point, il faut bien voir que l'influence des blogs sur la sphère politico-médiatique américaine repose aujourd'hui largement sur deux éléments.

D'une part, les blogs ont prouvé, d'abord avec Howard Dean puis lors d'une élection partielle gagnée le démocrate Ben Chandler en février 2004, qu'ils pouvaient être un outil très efficace pour lever des fonds pour des candidats politiques (et surtout pour les candidats atypiques, jugés peu ou pas soutenus par les détenteurs du pouvoir politique à Washington, dans le style Dean ou Hackett).

Le risque, bien entendu, est que les blogs soient vus par la sphère politique uniquement comme un générateur de cash, et pas du tout comme un outil qui permettrait (aussi) de faire de la politique autrement. A cet égard, la remarque d'un conseiller de Ben Chandler rapportée à l'époque par Wired est symptomatique (je grasse) :
"He uses the Internet almost exclusively for fantasy baseball," said campaign spokesman Jason Sauer, who added that he wasn't sure whether, until recently, Chandler even knew what a blog was.

But that was before Chandler's campaign turned a $2,000 investment in blog advertising into over $80,000 in donations in only two weeks. Chandler -- who won a seat in the House of Representatives Tuesday evening -- definitely knows what a blog is now, Sauer said. "It's that thing that brings in money."
Dans une très convaincante analyse des rapports entre les blogs, les médias et les politiques aux Etats-Unis, Peter Daou raconte que la même mentalité était ausssi présente dans le premier cercle de la campagne de John Kerry (je re-grasse) :
My challenge was to bring the energy, ideas, and attitude of the netroots into the heart of the campaign, and provide tools, information and support to the online community. I ran into two big obstacles, one of which was the tremendous amount of money being raised online. Not surprisingly, the Internet was perceived as a source of cash, not as a research or communications tool. I joined the campaign motivated by the prospect of hundreds of thousands of ready and able online activists working together to probe every angle of an issue, explore every line of an argument, act as a massive oppo research team and real-time focus group, carrying a unified and disciplined message online and offline. This was an untapped resource that hadn’t existed in previous presidential elections and I hoped the campaign would harness it, but the prodigious fundraising capabilities of the Internet sucked up all the online oxygen.
Le second obstacle identifié par Daou est le fait que les conseillers de Kerry avaient beaucoup de mal à accepter la thèse selon laquelle le vainqueur de la présidentielle serait le candidat qui ferait le meilleur usage d'Internet. Personnellement, j'ai aussi un peu de mal à adhérer totalement à cet argument mais je rejoins l'auteur sur le constat que les Républicains ont su, beaucoup plus que les Démocrates, mettre en place un "triangle" blogs-médias-politiques au fonctionnement bien huilé : d'un côté, le message élaboré par les conseillers en communication est relayé par les blogs et par les médias acquis à Bush; de l'autre, les blogs permettent de démultiplier l'efficacité de l'oppo research, un exercice jusqu'alors reservé à une petite équipe autour du candidat.

Cette équipe peut désormais s'appuyer sur le travail décentralisé de plusieurs milliers d'internautes et sur le fonctionnement de la blogosphère qui permet aux informations les plus intéressantes de "migrer" rapidement des blogs à faible visibilité vers les blogs lus par les journalistes et par les responsables politiques. L'épisode du "Rathergate" est le cas le plus spectaculaire de la façon dont des intuitions exprimées dans des commentaires ou sur des forums de discussion peuvent devenir, en quelques heures, des informations étayées qui sont ensuite reprises par les médias traditionnels. (Même si on peut effectivement se demander si la contribution des blogs a été aussi décisive qu'on veut bien le dire dans cette affaire. Des doutes sur l'authenticité des documents presentés dans 60 Minutes avaient aussi été exprimés en dehors de la blogosphère, doutes qui avaient aussi été relayés par des médias traditionnels.)

Daou remarque que cette capacité était encore peu exploitée par les Démocrates en 2004, qu'elle l'est encore insufisamment aujourd'hui et que le but, pour la gauche américaine, doit être de mettre en place une "machine" aussi efficace que celle des Républicains. Qu'on adhère ou non à cette thèse, deux constats importants émergent. D'abord, les blogs ne sont pas grand chose sans les médias traditionnels :
Simply put, without the participation of the media and the political establishment, the netroots alone cannot generate the critical mass necessary to alter or create conventional wisdom.
Ca ressemble à un truisme, mais c'est une donnée qui est souvent oubliée dans les discours triomphalistes de certains blogueurs américains.

Ensuite, comme on l'a vu, l'influence des blogs aux Etats-Unis est la plus importante dans deux domaines bien précis, la levée de fonds et l'opposition research.

Ce qui nous amène tout naturellement à mes réserves quant au fait que la blogosphère politique française puisse un jour ressembler à celle qui a pu se développer aux Etats-Unis. Car les deux éléments qui ont contribué à donner une visibilité et une légitimité aux blogs aux yeux de la classe politique américaine sont largement absents en France.

D'une part, le mécanisme largement public de financement de la vie politique est une excellente chose mais elle réduit à peu de choses le rôle des blogs français dans la collecte de fonds pour des candidats. D'autre part, l'opposition research est une pratique très peu développée en France : on peut ou non s'en féliciter, mais il est très rare qu'un candidat français cherche à discréditer son opposant en mettant en avant ses déboires conjugaux, ses votes passés ou d'anciennes déclarations qui contrediraient ses positions actuelles.

Un exemple flagrant de cette réticence française est la fameuse affaire du "vielli, usé et fatigué" de Jospin en 2002 : il se trouve que Chirac avait tenu des propos similaires à l'égard de Mitterrand en 1988, mais ces déclarations n'avaient quasiment pas été utilisées par le camp socialiste. Dans une campagne américaine, il a peu près sûr que, dans les jours suivants la polémique, un joli spot télévisé -"paid for by Senior citizens for truth"- aurait lourdement insisté sur l'hypocrisie du Président, extraits audio ou vidéo de ses propos de 1988 à l'appui.

Une confluence de facteurs institutionnels et culturels (encore qu'on pourrait dire que les institutions ne sont que de la culture stratifiée ou que les pratiques culturelles sont largement le produit du cadre institutionnel, mais c'est un autre débat) réduit donc, à mon sens, la capacité des blogs français à influer fortement sur la sphère politique en France dans un avenir proche.

Ce n'est pas forcément une mauvaise nouvelle : le fait que la voie express vers l'influence (levée de fonds et opposition research) soit largement bloquée peut obliger les blogs politiques français, s'ils veulent être pris au sérieux par la classe politico-médiatique, à fréquenter les chemins moins bien pavés de l'analyse, de la pédagogie et de la production d'idées. Et ainsi à apporter, à terme, une contribution certainement moins médiatique mais peut-être plus profonde au débat politique.

On peut toujours rêver. Mais je ne crois pas être le seul à le faire.

NB : sur le sujet du rôle des blogs, voir aussi cette récente note de KoZ, qui prouve que l'on peut-être blogueur et moins blogotriomphaliste que moi et un remarquable article d'Henry Farrell pour The Chronicle of Higher Education qui souligne l'immense intérêt des blogs universitaires pour les universitaires eux-mêmes et pour le grand public. Il me semble effectivement que les blogs spécialisés, rédigés par des praticiens ou des théoriens de telle ou telle discipline, représentent un immense espoir pour la qualité du débat public. Force est de constater qu'ils restent encore beaucoup trop rares en France, même si la blawgosphère francophone est désormais bien développée.