06 octobre 2005

L'art de la préface 

Depuis quelques années, l'essentiel de ma consommation livresque est constitué par des ouvrages de sciences sociales, généralement en anglais. Et, comme Phersu, il est très rare que je finisse les livres que je commence. L'un des inconvénients de cette situation est que je me retrouve systématiquement embarrasé et coi quand on m'interroge sur les derniers livres que j'ai lu. L'un des avantages, encore comme Phersu, est que je lis énormément de premières pages, donc de préfaces.

Or, comme le savent ceux qui fréquentent ce type de littérature, une partie des préfaces des ouvrages universitaires anglo-saxons est invariablement consacrée à une litanie de remerciements : merci au(x) mentor(s) sans qui l'auteur ne se serait jamais devenu professeur ou chercheur, merci aux collègues dont les conversations avec l'auteur ont permis de mûrir la thèse de l'ouvrage, merci à telle ou telle fondation qui a généreusement accordé son soutien financier, merci aux multiples relecteurs qui ont critiqué les arguments et relevé les erreurs et les coquilles, merci à la (jamais le) sécrétaire dont la célérité et à la compétence ont permis de transformer des notes illisibles (ou un texte tapé au kilomètre sur traitement de texte) en manuscrit digne de ce nom, merci à l'éditeur d'avoir apporté la touche finale, merci enfin au conjoint d'avoir supporté l'humeur irascible de l'auteur pendant l'écriture du livre. L'originalité est rare dans cet exercice et ces pages généralement d'une ennuyeuse banalité.

Ce qui rend la déviation par rapport à la norme d'autant plus délectable. Parce que Daniel Cohen l'avait mentionné lors de son passage sur France Culture lundi dernier, je lis en ce moment The Lever of Riches, l'ouvrage classique de Joel Mokyr consacré aux liens entre croissance et progrès technique sur la longue durée. Et la préface du livre contient une phrase qui est à la fois originale et d'une profonde vérité :
The manuscript was read by an embarrasingly long list of other friends, who found an equally embarassing list of errors and omissions, and made many invalid complaints, the most vociferous of which was that I did not write the book they would have if they had written it.
Comme je ne finirais évidemment pas le livre, je m'empresse d'ajouter que les premiers chapitres - une histoire du progrès technique de l'Antiquité à 1914 en une centaine de pages (!) - sont vraiment fascinants et remplis de détails factuels étonnants, comme celui-ci :
The Rome of 100 A.D. had better paved streets, sewage disposal, water supply and fire protection than the capitals of civilized Europe in 1800.
Cela dit, comme le note Mokyr en suivant en grande partie Finley, le progrès technique et surtout l'application des inventions à des domaines comme l'agriculture, les transports ou l'énergie est restée très faible dans le monde greco-latin. Il faut attendre le Moyen-Age pour que des progrès conséquents soient réalisés dans ces domaines. En Europe, en tout cas, dans la mesure où la Chine est restée longtemps la zone la plus avancée technologiquement.