14 novembre 2005

Quand l'exception devient la règle 

Autant j'avais tendance à être moins critique que certains concernant le recours à la loi du 3 avril 1955 pout tenter d'enrayer la flambée de violences dans les banlieues, autant la volonté gouvernementale de proroger son application de trois mois me semble dangereuse et doublement disproportionnée.

Dangereuse, d'abord, parce que la prorogation revient à banaliser un régime qui permet des atteintes graves aux libertés publiques : couvre-feux, interdiction de séjour dans un département (article 5), assignation à résidence (article 6), fermeture provisoire des débits de boission, des salles de spectacles et de réunion (article 8), interdiction des réunions "de nature à provoquer ou à entretenir le désordre" (article 8) perquisitions de nuit (article 11-1). Encore heureux qu'on ait échappé à l'article 11-2, qui permet aux préfets de prendre "toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales."

Disproportionnée parce que les émeutes en banlieue se sont largement réduites depuis l'entrée en vigueur, le 9 novembre, des deux décrets portant application de la loi de 1955. Autant l'on pouvait soutenir, la semaine dernière, qu'une mesure radicale était nécessaire pour enrayer la contagion, autant il est douteux qu'il en soit encore le cas aujourd'hui, et encore moins au 21 novembre minuit.

Disproportionnée aussi, parce que, comme l'ont souligné plusieurs commentateurs, il est tout à fait possible aux maires, sans que l'état d'urgence soit déclaré, de prendre des mesures de police administrative qui peuvent aller jusqu'à l'instauration d'un couvre feu. Evidemment, de telles mesures seraient très étroitement contrôlées par le juge administratif, au regard d'un objectif de proportionnalité. On peut se demander si ce n'est pas justement ce contrôle auquel les autorités cherchent se soustraire.

Toutes choses égales par ailleurs, la décision du gouvernement de demander au Parlement (qui l'accordera sans presque piper mot) la prorogation de l'état d'urgence fait un peu penser à la situation de 1961, quand la mise en oeuvre de l'article 16 de la Constitution n'avait cessé que le 29 septembre, alors que les événements qui avaient motivé son entrée en vigueur le 23 avril étaient terminés à la fin de ce mois.

On peut certes espérer que le Conseil constitutionnel, saisi de la loi prorogeant l'état d'urgence, poursuivra l'oeuvre de défense des libertés publiques d'un Conseil d'Etat qui, tout en rejetant aujourd'hui le référé-suspension du professeur Rolin contre les deux décrets du 9 novembre, a apporté des garanties concernant le régime des interdictions de séjour et des perquisitions. Mais on doit s'inquiéter dès aujourd'hui de la normalisation d'un régime juridique où, pour inverser la formule du commissaire du gouvernement Corneille, la restriction de police est la règle, et la liberté l'exception.