25 janvier 2006

Pan sur le bec 

"On a de la chance que la presse ne soit pas plus virulente" aurait déclaré Jean-Louis Debré, le 19 janvier dernier, à propos des révélations du Canard Enchaîné de la veille sur la "réécriture" par l'Autorité des marchés financiers (AMF) d'un rapport sur Rhodia qui aurait pu inquiéter de trop prêt le ministre de l'Economie Thierry Breton. Les propos sont bien entendu rapportés aujourd'hui par le Canard lui-même, qui semble voir également dans l'aplatventrisme habituel de la presse française la raison principale du tassement rapide de l'affaire.

Et pourtant, à bien examiner le dossier, on peut se demander si le Canard ne porte pas une grande part de responsabilité dans le fait que l'affaire Rhodia/Breton ait pour l'instant accouché d'un gros pschiiiit.

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Le pistolet fumant qu'il présentait la semaine dernière était en effet la première version, datée du 20 janvier 2005, du rapport rédigé par les enquêteurs de l'AMF sur Rhodia. On pouvait y lire un passage accusant Rhodia de ne pas avoir respecté, depuis 2000, les "principes de prudence et de sincérité" lors de "l'enregistrement comptable de certains événements". Breton ayant été président du comité d'audit de Rhodia de 1998 à 2002, on pouvait se demander si ces menus arrangements avec les normes comptables n'allaient pas lui valoir quelques ennuis avec les actionnaires de Rhodia, et accessoirement avec la justice.

Sauf que Breton a été nommé à Bercy le 25 février. Et que l'AMF, ajoutait Hervé Martin du Canard, a alors coupé à la hâte tous les passages du rapport qui aurait pu gêner le nouveau ministre. Un nouveau rapport, délesté de ses parties normandes (car le Normand est l'ennemi du Breton), était adopté le 1er mars.

En fait, il semble que le Canard se soit gravement emmêlé les palmes dans la chronologie. Un communiqué de l'AMF de vendredi dernier (pdf) précisait que le rapport seconde version avait été finalisé avant la nomination de Breton à Bercy. Il a certes été adopté formellement le 1er mars 2005. Mais il avait été arrêté le 23 février. En outre, ajoute l'AMF, les modifications entre la première et la seconde mouture du rapport n'ont absolument rien d'exceptionnelles :
Un rapport d’enquête [...] fait toujours l’objet de plusieurs relectures en interne, ce qui entraîne forcément des modifications de fond et de forme donnant lieu à l’établissement de versions successives dont une seule au final fera foi. [Cette] procédure [est] systématiquement mise en oeuvre pour tout rapport d’enquête de l’AMF, et avant elle par la COB, qui est destinée à valider au plan technique, comptable et juridique, les pré conclusions de la Direction des enquêtes.
On pouvait certes se demander jusqu'à aujourd'hui si la date du 23 février avancée par l'AMF était crédible. Mais force est de constater que l'article que le dernier numéro du Canard consacre à l'affaire ne la remet pas vraiment en cause. Hervé Martin cherche certes à jouer sur les mots :
Le document du 20 janvier que "Le Canard" a en sa possession s'intitule pourtant "Rapport d'enquête sur l'information financière de Rhodia" (et non prérapport ou projet).
Mais cette défense a du mal, et c'est un euphémisme, à emporter la conviction. Le manuscrit qu'envoie un auteur à son éditeur ne s'appelle pas "préroman" ou "projet de livre". Et pourtant, le texte connaîtra des modifications qui peuvent être substantielles jusqu'à ce qu'il soit envoyé à l'imprimeur. Qui plus est -mais est-il utile de le souligner?-, tout rapport fait l'objet de relectures et de corrections multiples, à plusieurs niveaux, dans toutes les entreprises et toutes les administrations. On voit mal pourquoi les choses seraient différentes à l'AMF.

Ce qui est encore plus troublant, dans l'analyse d'Hervé Martin, est qu'à aucun moment il ne mette le doigt sur l'explication qui saute pourtant aux yeux à propos de la séquence des événements en février 2005. Reprenons la chronologie depuis le début :
  • Juin 2003 : début de l'enquête de l'Autorité des marchés financiers sur la communication financière de Rhodia aux marchés.
  • 29 novembre 2004 : Hervé Gaymard est nommé ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie en remplacement de Nicolas Sarkozy, démissionnaire
  • 20 janvier 2005 : les enquêteurs chargés de l'affaire Rhodia rendent leur rapport.
  • 31 janvier 2005 : réunion entre les représentants des différents services de l'Autorité des marchés financiers et les enquêteurs autour de Gérard Rameix (secrétaire général de l'AMF) pour discuter de leur rapport. Des modifications sont proposées.
  • 23 février 2005 : le Directeur des enquêtes et de la surveillance des marchés arrête la version définitive du rapport.
  • 24 et 25 février 2005 : le rapport est diffusé aux autres services.
  • 25 février 2005 (fin d'après-midi) : nomination de Thierry Breton comme ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie
  • 1er mars 2005 : deuxième réunion autour du secrétaire général. Le rapport est définitivement adopté et l'affaire renvoyé devant une commission spécialisée.
A mon humble et faillible avis, voilà comment les choses se sont passées.

A l'automne 2004, il devient évident que Sarkozy va conquérir la présidence de l'UMP. Puisqu'il devra démissionner de son poste de ministre de l'économie en vertu de l'éphémère jurisprudence du 14 juillet, la Chiraquie commence à se mettre en quête de son successeur à Bercy. Il ne fait guère de doute que Chirac souhaite ardemment pouvoir nommer Thierry Breton aux Finances. Mais l'alors PDG de France Télécom est susceptible d'être inquiété par l'enquête de l'AMF sur la communication financière de Rhodia. Il serait beaucoup trop dangereux que Breton soit mis en cause par la justice quelques mois après son arrivée au gouvernement. A contrecoeur, Chirac se rabat sur Hervé Gaymard, qui arrive à Bercy fin novembre 2005.

Mais l'histoire est ironique : c'est Gaymard qui se retrouve empêtré dans un scandale à partir de la mi-février 2005. Très vite, on se rend compte au Palais qu'il n'est pas exclu que le ministre de l'Economie, dont la défense est aussi efficace que celle des Toronto Raptors, soit contraint de démissionner. Et l'on recommence à parler de la possibilité d'une nomination de Thierry Breton à Bercy. Mais l'hypothèque Rhodia n'est toujours pas levée. On s'enquiert donc de l'état de l'enquête de l'AMF et l'on apprend que le rapport est sur le point d'être finalisé. On apprend peut-être aussi qu'il y a de bonnes chances pour que Breton ne soit pas mis en cause. Mais il est exclu de prendre le moindre risque alors que Chirac vient d'user trois ministres des Finances en moins de trois ans. Gaymard est donc prié d'affronter la tempête médiatique quelques jours de plus.

Les 24 et 25 février, enfin, le rapport exonérant Breton est diffusé aux différents services de l'AMF. La bonne nouvelle est rapidement transmise à l'Elysée. La voie étant désormais libre, Gaymard est prié de démissionner, ce qu'il fait le 25 en début d'après-midi. Et Thierry Breton est nommé à Bercy en début de soirée.

Contrairement à ce que soutient le Canard, ce n'est donc pas la nomination de Breton qui explique les coupes dans le rapport de l'AMF. C'est au contraire les coupes dans le rapport qui expliquent la nomination de Breton. Je suis surpris qu'un palmipède généralement perspicace ne s'en soit pas rendu compte.