23 février 2006

PAS DE MARQUES!!! 

Désolé pour les disgracieux et criards points d'exclamations du titre. Mais c'est la seule façon de retranscrire fidèlement l'éructation furibarde qui sortait régulièrement de la bouche du regretté Gérard de Suresnes au cours de ses désormais mythiques débats sur Fun Radio entre 1996 et 2002. Parce qu'on avait assuré à Gérard que la loi interdisait de citer des marques à l'antenne (on aurait sûrement dû aussi lui dire qu'il n'était pas très légal de faire des saluts nazis, mais c'est un autre... débat). Et que les "habituels" prenaient en conséquence un malin plaisir à balancer des noms de marques à l'impromptu et à tout propos, pour faire tourner Gégé en bourrique.

Tout cela n'aurait qu'un intérêt anecdotique si Gérard était le seul à croire que le simple fait de prononcer Coca-Cola ou Nike ou Monsieur Bricolage ou Petit écolier à la radio était susceptible de valoir à la station les réprimandes courroucées du CSA. Mais il se trouve que cette idée étrange ne traîne pas que dans le cerveau du feu routier-poète des Hauts-de-Seine. On pouvait ainsi la retrouver hier matin sur France Culture, sous-jacente dans une injonction de Nicolas Demorand (qui n'a toujours pas de blog) à destination de Suzanne Berger, qui venait de citer le nom de Zara, la malheureuse. Très précisément, cela c'est passé comme ça :
Suzanne Berger : Prenons le cas d'un Zara qui est vraiment une entreprise florissante, qui fabrique environ la moitié de ce qu'il vend dans des régions à hauts salaires dans le nord de l'Espagne, en comparaison avec un H&M ou un Gap qui délocalisent et sous-traitent tout en Asie essentiellement.

Nicolas Demorand : Alors justement comment expliquer cette différence de stratégie? Partons de Zara... alors normalement on n'a pas le droit de citer de marques à la radio mais là on va être un peu embêté vu la nature de votre livre.
Sauf que c'est idiot, évidemment. Et qu'il ne semble pas inutile, au vu du nombre de personnes qui s'y laissent régulièrement prendre, de tenter de tordre le cou à cette légende urbaine.

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Comme toute bonne légende urbaine, cette histoire d'interdiction de citer des marques à l'antenne s'appuie sur une certaine vérité. Vérité légale, en l'occurrence, et plus précisément sur la combinaison de textes réglementaires et des conventions passées entre le CSA entre les chaînes de radio ou de télévision privées ou des cahiers des charges des chaînes publiques.

Pour la télévision, l'état du droit est relativement simple. La disposition essentielle en matière de publicité clandestine résulte de l'article 9 d'un décret du 27 mars 1992 (article modifié par un décret du 29 décembre 2001) :
La publicité clandestine est interdite.

Pour l'application du présent décret, constitue une publicité clandestine la présentation verbale ou visuelle de marchandises, de services, du nom, de la marque ou des activités d'un producteur de marchandises ou d'un prestataire de services dans des programmes, lorsque cette présentation est faite dans un but publicitaire.
Le lecteur attentif aura remarqué que la finale proposition conjonctive n'est pas la moins importante de la phrase. Le lecteur distrait également, dans la mesure où je lui ai mâché le travail en italicisant la nuance qui fait toute la différence.

En pratique, le CSA a recours à une technique bien connue des administrativistes pour déterminer s'il y a ou non publicité clandestine (lien Word) :
Le CSA dispose à cet effet d’un faisceau d’indices : l’absence de pluralisme dans la présentation des biens, services ou marques ; la complaisance affichée envers tel ou tel produit ; la fréquence de la citation et/ou de la visualisation du produit ou de la marque ; l’indication de l’adresse ou des coordonnées téléphoniques ou télématiques d’un annonceur; l’absence de tout regard critique.
Ce qui l'amène par exemple à sanctionner une chaîne qui affiche à plusieurs reprises et au premier plan la couverture d'un magazine pendant que l'animateur s'entretient avec son rédacteur en chef; la présentation complaisante d'un jeu vidéo au cours d'une émission de divertissement à laquelle était invitée une comédienne "censée représenter le personnage" principal du jeu (si je ne m'abuse, il faudrait donc parler ici de la jurisprudence Lara Croft du Conseil d'Etat); ou encore la promotion d'un parc d'attraction royaliste lors d'une émission préliminaire à l'étape d'une célèbre course cycliste estivale (re-lien Word).

Mais cela ne signifie pas qu'il soit interdit de citer des marques ou de présenter des oeuvres culturelles à l'antenne, précise le CSA (mes italique) :
Toute référence, dans des émissions, à des biens ou des services n’est pas pour autant exclue, dès lors qu’elle revêt un caractère d’information.

Il est à cet égard tout à fait licite de faire intervenir en plateau des personnalités qui vont communiquer sur des biens ou des services qu’elles ont contribué à élaborer. Cette pratique de l’invitation, particulièrement courante s’agissant de biens culturels tels que le cinéma ou l’édition littéraire, est justifiée par le caractère légitime de tenir le téléspectateur informé de l’actualité culturelle.

Il importe cependant que cette pratique s’exerce sans complaisance.
La remarque d'Octave Parango dans le 99 francs de Frédéric Beigbeder selon laquelle "une loi interdit de citer des marques à l’antenne pour éviter la publicité clandestine" est donc inexacte.

La situation juridique en ce qui concerne les radios est a priori un peu moins claire, le décret du 6 avril 1987 n'évoquant la publicité clandestine que de façon très indirecte, au travers de son article 8 qui dispose laconiquement que :
Les messages publicitaires doivent être clairement annoncés et identifiés comme tels.
Dans le cas des radios privées, le CSA peut s'appuyer en outre sur le texte des conventions, qui précisent en général que :
Les émissions ne doivent pas inciter à l'achat ou à la location de produits ou services par l'intermédiaire de toutes personnes s'exprimant à l'antenne, et ne peuvent en particulier comporter de références promotionnelles spécifiques à ces produits ou services.
Notons encore une fois qu'il ne s'agit pas là d'une prohibition générale et absolue de la citation de noms de marques à l'antenne, mais seulement d'une interdiction des références promotionnelles. Cette disposition a par exemple été utilisée par le CSA pour condamner la promotion, par des animateurs vedettes de chaînes privées, d'oeuvres personnelles qu'il serait excessif de qualifier de "culturelles". Je serais le Conseil, je m'inquiéterai aussi de la façon dont certains produits ou services sont présentés sur une radio écoutée par les petits patrons et par les cadres pressés, lors d'interviews qui relèvent plus du publi-rédactionnel que du travail journalistique. Mais je m'égare.

Concernant les radios publiques, le cahier des charges de Radio France se borne à reprendre, à son article 42, la phrase du décret de 1987 selon lequel "
les messages publicitaires sont clairement annoncés et identifiés comme tels". Mais il ne semble pas, en l'espèce, que cela doive faire varier l'interprétation du CSA en matière de publicité clandestine, le Conseil appliquant dans tous les cas la théorie du faisceau d'indices et autorisant la mention de marques commerciales à l'antenne si elle "revêt le caractère d'information". Le fait qu'il soit par ailleurs interdit aux radios publiques de diffuser "toute publicité collective qui présente directement ou indirectement le caractère de publicité de marques déguisée" (article 34 du cahier des charges) n'entraîne en l'espèce aucune conséquence pour le cas qui nous intéresse.

Nicolas Demorand n'avait donc aucune bonne raison de faire croire à Suzanne Berger que la liberté d'information est à ce point restreinte en France que toute mention d'une marque sur une antenne radiophonique serait illégale. Il serait peut-être temps que Radio France offre à ses salariés à une séance de formation juridique sur ce point.