30 mars 2006

CPE et conventions internationales : le Conseil d'Etat contredit Eolas 

Puisqu'Eolas, sous couvert d'enterrer le CPE, le défend pour de bon, il ne me semble pas inutile de revenir sur sa première note sur le sujet.

Note qui contient, je le crains, une faille importante concernant la question de la compatibilité du CPE à la convention 158 de l'OIT. Il est donc de mon devoir de rétablir ce que je crois être la vérité, quitte à assommer certain de mes lecteurs avec du droit administratif bien technique comme je l'aime (message personnel : va falloir assumer, maintenant).

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Dans la note qui a révélé à un lectorat abasourdi qu'il était, en fait, un méchant libéral, Eolas renvoyait donc ainsi à leurs gratuites études ceux qui arguent de la non-conformité du CPE avec la convention 158 de l'Organisation internationale du travail :
L'article 4 de cette convention stipule que :
Un travailleur ne devra pas être licencié sans qu'il existe un motif valable de licenciement lié à l'aptitude ou à la conduite du travailleur ou fondé sur les nécessités du fonctionnement de l'entreprise, de l'établissement ou du service.
Cet argument n'a à mon sens aucune chance de prospérer, pour deux raisons :

Le conseil constitutionnel refuse d'examiner la conformité de lois à des traités internationaux, car l'article 55 exige une condition de réciprocité, c'est à dire que les autres États signataires appliquent également ce traité. Il s'agit d'une condition pouvant évoluer d'un jour sur l'autre or le conseil juge de la conformité d'une loi à la constitution, et ne peut statuer en prenant en compte des éléments qui peuvent changer à peine sa décision prise.

De plus, comme je l'ai démontré ci-dessus, il y aura bien un contrôle de l'existence d'un motif, et la convention de l'OIT n'exige nullement que ce motif soit porté à la connaissance du salarié. Elle n'exige que deux choses : qu'il existe et soit valable. Le CPE ne contrevient pas à ces principes.

L'article 2 de cette convention exige qu'une période d'essai soit de durée raisonnable : je vous renvoie là dessus à mes explications sur la période de consolidation.
Eolas a évidemment raison de rappeler que le Conseil constitutionnel ne se reconnaît pas compétent pour juger de la conventionnalité des lois. Mais ses objections de fond n'emportent pas la conviction. La mienne, ce qui n'est guère rédhibitoire, mais surtout celle du Conseil d'Etat, ce qui l'est déjà davantage.

On se rappelle, en effet, que le Conseil d'Etat, saisi par plusieurs confédérations syndicales, a eu à examiner l'année dernière la légalité de l'ordonnance du 4 août 2005 par laquelle le gouvernement mettait en place le contrat nouvelle embauche.

Parmi beaucoup d'autres moyens invoqués contre le CNE, les requérants arguaient que le texte de l'ordonnance était contraire à trois dispositions de la convention 158 de l'Organisation internationale du travail (les deux dernières étant reprises mot pour mot par la Charte sociale européenne révisée du 3 mai 1996) :
  • D'abord, aux articles 8.1, 9 et 10 de la convention, qui prévoient notamment qu'un "travailleur qui estime avoir fait l'objet d'une mesure de licenciement injustifiée aura le droit de recourir contre cette mesure devant un organisme impartial tel qu'un tribunal, un tribunal du travail, une commission d'arbitrage ou un arbitre."; que le juge du licenciement devra être habilité "à examiner les motifs invoqués pour justifier le licenciement ainsi que les autres circonstances du cas et à décider si le licenciement était justifié." et "à ordonner le versement d'une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée." s'il estime que le licenciement est injustifié.
  • Ensuite, à l'article 7, qui stipule qu'un "travailleur ne devra pas être licencié pour des motifs liés à sa conduite ou à son travail avant qu'on ne lui ait offert la possibilité de se défendre contre les allégations formulées, à moins que l'on ne puisse pas raisonnablement attendre de l'employeur qu'il lui offre cette possibilité."
  • Enfin, à l'article 4, qui prévoit, comme on l'a vu plus haut, qu'un "travailleur ne devra pas être licencié sans qu'il existe un motif valable de licenciement lié à l'aptitude ou à la conduite du travailleur ou fondé sur les nécessités du fonctionnement de l'entreprise, de l'établissement ou du service."
Par une décision de section du 19 octobre 2005, le Conseil d'Etat a rejeté ces trois moyens (et tous les autres). Mais la façon dont il s'y prend pour les écarter est riche d'enseignements :

1. Concernant les articles 8.1, 9 et 10, le juge administratif constate que "l'ordonnance attaquée n'a pas exclu que le licenciement puisse être contesté devant un juge, afin que celui-ci puisse vérifier que la rupture n'a pas un caractère abusif et n'est pas intervenue en méconnaissance des dispositions relatives à la procédure disciplinaire et de celles prohibant les mesures discriminatoires". Les dispositions du CNE ne sont donc pas incompatibles avec les stipulations de la Convention de l'OIT sur ce point.

2. On s'attendrait à ce que le Conseil d'Etat procède de la même façon pour les articles 4 et 7, en comparant les dispositions du texte national et de la convention internationale de façon à s'assurer de leur compatibilité. Pas du tout. Il va en fait s'appuyer sur un autre article de la Convention de l'OIT pour ne pas avoir à procéder à cet examen :
En vertu des stipulations du b) du paragraphe 2 de l'article 2 de la même convention, les Etats parties peuvent exclure certains travailleurs du champ d'application de tout ou partie des dispositions de cette convention, notamment ceux n'ayant pas la période d'ancienneté requise, à condition que la durée de celle-ci soit fixée d'avance et qu'elle soit raisonnable ; [...] qu'en l'espèce, eu égard au but en vue duquel cette dérogation a été édictée et à la circonstance que le "contrat nouvelles embauches" est un contrat à durée indéterminée, la période de deux ans pendant laquelle est écartée l'application des dispositions de droit commun relatives à la procédure de licenciement et aux motifs pouvant le justifier peut être regardée comme raisonnable, au sens de ces stipulations.
Pourquoi le Conseil d'Etat utilise-t-il cette voie détournée? Une seule explication semble logiquement valable : parce que la confrontation directe de l'ordonnance créant le CNE avec les stipulations 4 et 7 de la convention de l'OIT aurait montré qu'il y avait bien incompatibilité entre les deux textes. S'il n'y avait pas d'incompatibilité, il aurait en effet procédé de la même façon que pour les articles 8.1, 9 et 10 : recourir à l'exception prévue par l'article 2 revient donc à reconnaître, de façon implicite, que le CNE est incompatible avec les stipulations des articles 4 et 7.

C'est évident concernant l'article 7, qui prévoit que le travailleur que son employeur envisage de licencier pour des motifs liés à sa conduite ou à son travail puisse se défendre contre ce qui lui est reproché. Certes, le CNE, tout comme le CPE, ne suspend pas les exigences en matière de licenciement suite à une faute disciplinaire au sens de l'article L.122.41 du Code du travail (entretien avec le salarié, notification et motivation de la sanction) . Mais, à l'évidence, les fautes disciplinaires ne représentent pas l'ensemble des motifs de licenciement liés à la conduite ou au travail d'un salarié. Or, pour tout les motifs autres que disciplinaires, le CNE supprime l'entretien préalable (article L.122-14 du Code du travail) qui permet à un salarié en instance de licenciement de se défendre contre les allégations formulées par l'employeur.

C'est plausible concernant l'article 4. Eolas soutient sur ce point que la convention de l'OIT exige simplement que le motif de licenciement "existe et soit valable". C'est exact mais incomplet : aux termes de la convention, il faut aussi que le motif soit "lié à l'aptitude ou à la conduite du travailleur ou fondé sur les nécessités du fonctionnement de l'entreprise, de l'établissement ou du service." Ainsi, la convention définit une série de motifs autorisés de licenciement.

Au contraire, sous le régime du CNE, et du CPE, certains motifs sont interdits (les motifs tombant sous le coup d'une discrimination ou d'un harcèlement au sens des article L.122-45 et L.122-46 du Code de travail), l'abus de droit est prohibé et certains salariés demeurent "protégés" (femmes enceintes, salariés suspendu suite à un accident de travail, représentants du personnel). Est-ce suffisant pour que le CNE soit compatible avec l'article 4 de la convention? Ce n'est pas évident : il suffirait, pour démontrer le contraire, de trouver un motif de licenciement possible dans le cadre du CNE et qui ne soit pas pourtant "lié à l'aptitude ou à la conduite du travailleur ou fondé sur les nécessités du fonctionnement de l'entreprise, de l'établissement ou du service." (le terme "nécessités" n'étant pas, ici, le moins important).

On me dira que la recherche d'une contradiction entre le CNE/CPE et certains articles de la convention de l'OIT est de toute façon inutile, dans la mesure où le Conseil d'Etat a admis que les salariés en CNE pouvaient "bénéficier" de l'exception prévue par l'article 2 de la convention. Certes. Notons néanmoins, en premier lieu, que le raisonnement du Conseil d'Etat va à l'encontre de l'analyse d'Eolas, qui estimait que la période de consolidation du CPE ne tombait pas sous le coup de l'article 2 de la convention de l'OIT. En fait, cet article concerne notamment "les travailleurs effectuant une période d'essai ou n'ayant pas la période d'ancienneté requise". Pendant les deux ans que durent la période de consolidation, les salariés en CNE/CPE n'ont pas l'ancienneté requise pour bénéficier de tous les droits et protections associées au CDI. C'est à ce titre que le Conseil d'Etat, qui ne parle pas de période d'essai dans son arrêt, soulève "l'exception d'inapplication" de la convention.

[Pour pousser vraiment au bout le chipotage, il faut préciser que la convention de l'OIT n'oblige pas à ce que la période d'essai soit d'une durée raisonnable. Elle stipule que, si les Etats parties veulent exclure les travailleurs effectuant une période d'essai ou n'ayant pas l'ancienneté requise du champ d'application de la convention, alors cette période doit être de durée raisonnable. Cela dit, on voit évidemment mal l'intérêt d'une période d'essai ou de consolidation qui resterait soumise à toutes les dispositions de la convention.]

Toute la question est en fait de savoir si la période de consolidation de deux ans du CNE et du CPE peut être considérée comme étant de "durée raisonnable". Le Conseil d'Etat a jugé que c'était le cas, ce qui me semble pour le moins discutable. Le juge judiciaire pourrait fort bien en décider autrement. S'il le faisait, les articles 4 et 7 de la convention de l'OIT retrouveraient à s'appliquer. Ce qui devrait, par exemple, remettre en cause la légalité d'un licenciement pour motif personnel d'un salarié en CPE ou CNE qui n'aurait pas été précédé d'un entretien préalable, au cours duquel le salarié aurait pu contester les allégations de l'employeur.

Il serait évidemment fort utile de bénéficier d'éléments de droit comparé sur cette question. Quid, par exemple du Royaume-Uni, où la période de consolidation a été de deux ans, puis d'un an, pour tous les contrats : est-ce une "durée raisonnable" au sens de la convention 158 et de la Charte sociale européenne révisée de 1996? Hélas, comme on pouvait s'y attendre, le Royaume-Uni n'a pas ratifié la convention, pas plus d'ailleurs que la charte.

Il faudra donc attendre les décisions des conseils de prud'hommes, des cours d'appels et (surtout) de la Cour de cassation sur le sujet pour être davantage fixé. Ce qui prendra un certain temps, même si les juges de fond décident, comme ils le devraient, de saisir la Cour de cassation pour avis, en vertu de l'article L. 151-1 du Code de l'organisation judiciaire.

NB : cette note est déjà beaucoup trop longue, mais j'ai une question connexe à poser aux spécialistes du droit du travail qui me lisent, s'ils me lisent. L'article du Monde daté aujourd'hui consacré à la crise vue de Matignon mentionne que le Secrétaire général du gouvernement, Jean-Marc Sauvé, aurait assuré à Villepin que la "Cour européenne de justice" (sic) "sanctionnera à coup sûr l'absence de motivation du licenciement, qui est l'un des piliers du CPE."

Il est évidemment exclu que le SGG se trompe sur des questions juridiques, mais j'avoue que je suis perplexe : à quel texte européen peut donc bien faire référence Sauvé? La directive 91/553/CEE (pdf) ne concerne que l'obligation d'informer par écrit le salarié des éléments essentiels du contrat du travail, au moment de la prise de poste et en cas de modifications ultérieures. Est-ce que ce le CNE/CPE, en écartant les articles du Code du travail consacrés au licenciement économique, pourrait alors être incompatibles avec la directive 98/59/CE (pdf) sur les licenciements collectifs?