10 mars 2006

DADVSI, procédure parlementaire et juge constitutionnel 

Dans le dernier épisode de sa passionnante série sur la loi DADVSI, Eolas opère une attaque en piqué sur le Président de l'Assemblée nationale Jean-Louis Debré, coupable d'avoir défendu mardi après-midi le retrait (désormais retiré) de l'article 1 du texte par le gouvernement en ces termes :
La question du retrait de l'article premier a été évoquée ce matin en Conférence des présidents et l'est à nouveau cet après-midi. Je souhaiterais donc apporter quelques précisions. L'article 84 de notre Règlement dispose que les projets de loi peuvent être retirés par le Gouvernement à tout moment jusqu'à leur adoption définitive par le Parlement. En vertu du principe selon lequel qui peut le plus peut le moins, il est de jurisprudence constante que le Gouvernement, qui peut retirer l'ensemble d'un projet de loi, peut également en retirer une partie, c'est-à-dire un ou plusieurs articles. Il existe de nombreux cas de ce type - le premier remontant à 1960 - et la procédure a d'ailleurs été validée par le Conseil constitutionnel dans une décision du 26 juillet 1984.
Eolas se gausse de l'expression "jurisprudence constante", constate que le Conseil constitutionnel n'a jamais avalisé la pratique du retrait sélectif et conclut que Jean-Louis Debré a profité du privilège du perchoir pour tenter d'embobiner tout le monde.

Il est toujours délicat de défendre un vulgaire défonceur de porte d'église contre le héraut de la blogosphère française, mais il me semble que la situation est beaucoup moins claire que ne le croit notre Maître à tous.

Lire la suite (attention : contient de gros bouts de droit constitutionnel)
D'abord, et je comprends que cela puisse troubler un praticien du droit, l'expression "jurisprudence constante" tend aussi à signifier, dans le jargon parlementaire, que c'est ainsi qu'est traditionnellement interprété le règlement de l'Assemblée (ou du Sénat). Le député UDF et président de séance Maurice Leroy pouvait ainsi affirmer, le 27 octobre 2005 que :
Il est de jurisprudence constante qu'une suspension de séance soit refusée lorsqu'elle n'est pas destinée à réunir un groupe, mais constitue de manière notoire une manœuvre dilatoire visant à freiner les débats ou à créer des incidents. Je pourrais vous fournir une longue liste de précédents en la matière. Ils figurent d'ailleurs au Journal officiel, qui publie le compte rendu de nos débats.
De même, Jean-Louis Debré pouvait préciser, au cours de la deuxième séance du 25 juin 2003 :
Le rapporteur a un mandat général, et peut retirer un amendement. C'est une jurisprudence constante.
Le terme se réfère donc ici à la pratique, et même à la coutume parlementaire, et non pas aux décisions du Conseil constitutionnel. Quand Debré indique que le premier cas remonte à 1960, il faut donc comprendre, contrairement à ce que soutient Eolas, que le gouvernement a pratiqué le retrait sélectif dès 1960, pas que le Conseil constitutionnel aurait avalisé en 1960 cette interprétation de l'article 84 du règlement de l'Assemblée nationale.

Cela ne règle certes pas le problème de savoir si une telle pratique est légitime. Comme le soulignait Romain, on peut franchement se demander si l'article 84 ne vise pas uniquement le retrait total du texte par le gouvernement. Mais, quand bien même cette interprétation serait valable, et l'analogie "qui peut le plus peut le moins" fautive, cela ne changerait pas grand chose a priori quant à la constitutionnalité de la loi.

D'une part, généralement, le Conseil constitutionnel considère depuis une décision du 27 juillet 1978 que le règlement de l'Assemblée nationale (ou du Sénat) "n'a pas, en lui-même, valeur constitutionnelle". Et donc qu'une éventuelle méconnaissance du règlement n'est pas suffisante pour entraîner l'inconstitutionnalité de tout ou partie de la loi votée.

Cela ne veut pas dire que les parlementaires et le gouvernement peuvent fouler au pied, en toute impunité, la procédure parlementaire. Mais seulement que le contrôle du Conseil constitutionnel en matière de procédure s'effectue uniquement au regard des textes et des principes inclus dans le bloc de constitutionnalité. C'est-à-dire notamment les dispositions de la Constitution, celles contenues dans certaines lois organiques (comme la loi organique relative aux lois de finances) ou encore les principes dégagées par le juge à partir de la Déclaration des droits de l'homme de 1789.

D'autre part, spécifiquement, la question du retrait sélectif a déjà été implicitement tranchée par le juge constitutionnel. Eolas s'est en fait un peu emmêlé les crayons entre les différentes décisions rendues par le Conseil constitutionnel le 26 juillet 1984. Il est exact que la décision n°847-175 DC rendue sur la modification du règlement du Sénat ne contient aucun considérant de nature à éclairer le débat sur la licéité, au regard du bloc de constitutionnalité, du retrait d'une partie du texte. Mais la décision n°84-172 DC du même jour apporte elle une réponse claire sur ce point :
Considérant que les auteurs de la saisine soutiennent que l'adoption de cet article est intervenue en violation des règles constitutionnelles sur la procédure législative ainsi que de celles contenues dans les règlements de l'Assemblée nationale et du Sénat ;
Considérant que l'article 4, qui reprend, pour l'essentiel, une disposition figurant dans le projet déposé par le Gouvernement, est issu d'un amendement d'origine parlementaire voté en deuxième lecture par l'Assemblée nationale ; que si, en première lecture, lors de la discussion à l'Assemblée nationale, le Gouvernement avait retiré la disposition correspondante de son projet et si, en conséquence, celle-ci n'avait pas été soumise à l'examen du Sénat, ce déroulement de la première lecture n'était pas de nature à limiter, au cours des phases ultérieures de la procédure, l'exercice du droit d'amendement ouvert aux parlementaires par l'article 44 de la Constitution ; qu'après son adoption, en deuxième lecture, à l'Assemblée nationale, l'article 4 a été délibéré par les deux assemblées conformément aux articles 42 et 45 de la Constitution ; qu'enfin, s'agissant des dispositions des règlements des assemblées, ceux-ci n'ont pas valeur constitutionnelle ; qu'ainsi l'article 4 de la loi soumise au Conseil constitutionnel a été adopté selon une procédure conforme à la Constitution ;
Autrement dit, le juge constitutionnel a été spécifiquement interrogé sur le cas d'une disposition retirée par le gouvernement, puis réintroduite par un amendement parlementaire, et a conclu que cette procédure n'avait rien d'inconstitutionnelle.

Se pose alors la question qui me travaille depuis mercredi soir : pourquoi diable le retrait de l'article 1er par le gouvernement aurait-il fait courir des risques d'inconstitutionnalité? Si l'on croit les rumeurs concordantes, ces risques ne sont pas subitement nés mercredi sous le crâne entempêté du ministre de la Culture : ils ont été annoncés au gouvernement par certains membres du Conseil constitutionnel, ce qui signifie généralement que Mazeaud a passé un coup de fil à Chirac pour lui dire d'arrêter les frais.

La mise en garde venue de la rue Montpensier peut avoir deux significations. Soit certains membres du Conseil constitutionnel estiment que la jurisprudence de 1984 sur l'utilisation du retrait sélectif n'est plus compatible avec les exigences de clarté et de sincérité de la procédure parlementaire que le juge met en avant de façon insistante ces derniers temps. La décision n°2005-526 DC du 13 octobre dernier faisait ainsi référence à :
[L]a clarté et la sincérité du débat parlementaire, sans lesquelles ne seraient garanties ni la règle énoncée par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel : " La loi est l'expression de la volonté générale... ", ni celle résultant du premier alinéa de l'article 3 de la Constitution, en vertu duquel : " La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants... "
La thèse d'une plus grande exigence du juge constitutionnel à l'égard des artifices de procédure, qui pourrait justifier une censure de la loi DADVSI, était d'ailleurs avancé par l'article du Monde d'hier.

Une autre hypothèse est que le cas de l'espèce est fondamentalement différent de celui examiné par le Conseil en 1984. La question qui se pose aujourd'hui n'est en effet pas uniquement de savoir si le gouvernement pouvait retirer une partie du texte examiné par le Parlement, mais aussi d'estimer s'il peut le faire après l'adoption d'amendements parlementaires sur cette partie. C'est sur ce point que la déclaration de Debré est la plus critiquable. Il jugeait en effet, mardi soir, que :
La circonstance que l'Assemblée ait commencé l'examen de l'article premier et ait déjà adopté des amendements ne fait pas obstacle à son retrait. Là encore, il existe des précédents à une telle situation.
En fait, la circonstance que le gouvernement ait déjà procédé de la sorte ne nous dit absolument rien de la constitutionnalité d'une telle pratique. Et il n'est pas interdit de penser que c'est justement cette façon d'évacuer des amendements déjà approuvés par les députés qui a suscité la ferme mise en garde du Conseil constitutionnel.

Est-ce que cela veut dire que les risques de censure pour insicérité ou illisibilité de la procédure sont désormais écartés? En théorie, on peut en douter, dans la mesure où la reprise de l'article 1er par le gouvernement, en dehors de toute base textuelle, a encore ajouté à la confusion des débats. En pratique, on voit mal comment le Conseil pourrait reprocher au gouvernement d'avoir tenu compte de son avertissement. On peut en tout cas espérer que la décision du Conseil constitutionnel sur la loi DADVSI permette d'y voir un peu plus clair sur la marge de manoeuvre dont dispose le gouvernement en ces matières.