08 avril 2006

Du bon usage de la concertation 

Concertation n.f. : POLIT. Le fait de se concerter. Concertation politique entre les Grands. - SPECIALT. Politique de consultation des intéressés avant toute décision. Concertation économique, entre représentants de l'Etat et chefs d'entreprises. Concertation et participation.

Consultation n.f : 2. Action de prendre avis. Consultation populaire. Consultation de l'opinion. La consultation électorale.
Visiblement, l'idée que je voulais faire passer avec la note précédente a un mal fou à passer. Mon unique message est que l'argument selon lequel il n'y a pas eu de concertation avant la mise en place des 35 heures est aisément démenti par les faits. Et que ceux qui assimilent la méthode Villepin pour le CPE et la méthode Jospin/Aubry pour la réduction du temps de travail font preuve d'une mauvaise foi pathologique. En 1997, il y a eu concertation, quoi qu'on pense par ailleurs de ses formes et de ses résultats. En 2006, il n'y a pas eu de concertation, qu'on estime ou non qu'elle eût été utile.

Dire cela, ce n'est donc pas soutenir que la concertation sur la réduction du temps de travail avec le patronat et avec les syndicats a été satisfaisante. Ce n'est pas non plus porter un jugement sur l'opportunité d'une concertation avec les partenaires sociaux avant une réforme d'ampleur. C'est simplement rappeler une vérité factuelle : si les mots ont encore un sens, Nicolas Barré ne peut pas soutenir que les 35 heures ont été mises en oeuvre "sans la moindre concertation avec les partenaires sociaux".

Voilà pour la note de jeudi mercredi. Concernant le débat plus général sur le dialogue social, j'ai l'impression que le sujet se réduit souvent à l'affrontement de deux positions inutilement absolutistes.

Lire la longue mais passionnante suite
D'un côté du spectre, on soutient que la concertation (par exemple sur toutes les réformes conséquentes du droit du travail), c'est-à-dire une démarche d'information et de consultation avec les syndicats et le patronat, est nécessaire mais insuffisante. Ce qui compte, en l'espèce, est que les avis des partenaires sociaux aboutissent à modifier sensiblement le projet initial du gouvernement. En bref, la concertation n'est bonne que si elle est une vraie négociation, les mesures gouvernementales constituant une simple base de travail, et pas un cadre intangible dont seuls les détails sont ouverts à la discussion. Sinon, elle s'apparente à une mascarade - on revient ici à la vision par le CNPF de la concertation sur les 35 heures. En termes institutionnels, on dira alors que la concertation est satisfaisante seulement si elle débouche sur un texte qui recueille l'assentiment des partenaires sociaux.

De l'autre, on répond que la concertation est une méthode que le gouvernement est libre ou non d'employer, qu'elle n'est aucunement indispensable et que seule compte le fait que la réforme proposée soit bonne ou mauvaise en soi : mieux vaut une bonne réforme imposée d'en haut qu'une mauvaise écrite à plusieurs mains, avec l'accord d'autant plus enthousiaste des partenaires sociaux que le projet risque moins de fâcher leurs mandats. Notons qu'en l'espèce tenir ce discours ne préjuge en rien de l'avis qu'on porte sur telle ou telle mesure : le gouvernement l'avait employé récemment pour défendre l'absence de concertation sur le CPE, en arguant du fait que la CGT n'avait signé qu'un seul accord (interprofessionnel) depuis 25 ans. Antoine Belgodère le reprend en commentaires, tout en affirmant que le CPE, comme les 35 heures, est une mauvaise mesure.

Aucune de ces positions n'est tenable, à mon avis.

Faire du dialogue social un absolu revient en pratique à donner à certaines organisations plus ou moins représentatives des salariés ou des employeurs un pouvoir de blocage qui peut se révéler exhorbitant. Une solution, pour éviter par exemple que la CGT ne bloque toute réforme, serait d'affirmer que le projet du gouvernement doit obtenir l'assentiment d'une majorité des partenaires sociaux. C'est-à-dire l'accord d'au moins 3 des syndicats de salarié représentatifs au niveau national et deux organisations patronales (MEDEF, CGPME, UPA). Cette issue est déjà plus réaliste, mais elle reste insatisfaisante.

L'un des principes fondamentaux d'un régime démocratique est que le vote du peuple a une légitimité supérieure à l'avis d'un corps intermédiaire. On peut ainsi considérer que le vote de 1997 rendait légitime la mise en oeuvre des 35 heures malgré l'opposition du patronat. De même, on peut arguer les élections de 2002 donnait à la droite un mandat pour réformer les retraites en dépit de l'opposition majoritaire des syndicats.

Faut-il alors considérer que les formes de la concertation sont secondaires, et que seul compte le contenu de la proposition du gouvernement? Je ne le pense pas. D'une part, le contenu et la qualité d'une réforme n'est pas dissociable de la façon dont elle est élaborée : tout comme le passage devant le Conseil d'Etat permet de réduire le risque qu'un projet de loi soit inconstitutionnel, on peut penser que la discussion avec les syndicats et le patronat permet de mieux prendre en compte les droits des salariés et les besoins des employeurs. D'autre part, la bonne application et la bonne acceptation des réformes dépend pour une part non-négligeable du soutien des partenaires sociaux au texte du gouvernement. Le jugement économique théorique qu'on porte sur une réforme donnée n'a pas à se préoccuper de la légimité du gouvernement qui la porte ou de la qualité de la concertation à laquelle elle a donné lieu. Mais le jugement politique pratique ne peut pas passer sous silence ces dimensions, parce qu'elle conditionnent in fine le succès à long terme de la réforme.

C'est ce qui soulignait à juste titre Zaki Laïdi dans une récente tribune pour Libération :
C'est d'un des traits de la culture politique française que de croire que le fait d'être élu vous confère une légitimité sans limite et que la démocratie sociale ne peut être octroyée que par la démocratie politique. Certes, on entend les arguments du gouvernement : les syndicats seraient faibles, incapables d'avancer vite face à l'urgence des problèmes et soucieux, pour les plus réformistes d'entre eux, de se refaire une santé à la veille de leur congrès. Mais là encore on est dans la négation du réformisme. Chercher à humilier les syndicats pour leur montrer qu'ils ne sont rien n'est pas le meilleur moyen de renforcer les médiations sociales qui font si cruellement défaut à la France
Qu'en conclure? A mon sens que la concertation avec les partenaires sociaux impose au gouvernement non une obligation de résultats (parvenir à tout prix à un accord majoritaire) mais une obligation de moyens. Le pouvoir exécutif devrait définir précisement le cadre de la discussion et chercher de bonne foi un accord avec les organisations représentatives sur les dispositions ouvertes à la négociation. La dose de négociation qu'on est en droit d'attendre du gouvernement dépend aussi des circonstances politiques. On pourrait dire qu'elle devra être d'autant plus importante que :
  • le gouvernement est affaibli politiquement, en particulier par des défaites au cours d'élections intermédiaires ;
  • la réforme ne figurait pas dans le programme qui a implicitement reçu l'onction du suffrage universel (la réduction de la durée légale du travail figurait dans le programme du PS en 1997; aucune des propositions de l'UMP en 2002 ne permettait d'annoncer le CPE) ;
  • la mesure proposée est importante et qu'elle a des chances d'être impopulaire ;
  • le gouvernement s'est engagé à recourir à la négociation.
A cette aune, l'absence de concertation sur le CPE est éminemment condamnable. Le jugement qu'on porte sur la passe d'armes entre le CNPF et le gouvernement Jospin à l'automne 1997 est plus délicat à formuler. On peut certes soutenir que l'obligation de négociation était moindre pour un Jospin fraîchement élu que pour un Villepin dont la légitimité était faible. Mais la gauche avait décidé de recourir à une vaste concertation avec les partenaires sociaux. Elle se devait alors de le faire de bonne foi.

Tout dépend alors de l'interprétation que l'on retient : soit le CNPF n'avait aucune intention d'accepter le principe de la diminution de la durée légale du temps de travail, donc aucune envie de négocier les modalités de son application, et le gouvernement a eu raison de passer outre son opposition; soit le gouvernement a fait sciemment croire au patronat que les marges de négociation étaient plus importantes qu'elles ne l'étaient en réalité et le sommet de Matignon n'avait pour objectif que de donner l'apparence d'une concertation, en en évacuant la substance.

Ceci autant, et compte tenu surtout de la façon dont a été élaborée et imposée la loi Aubry 2, il ne fait guère de doute que le dialogue social à propos de la réduction du temps de travail a été insatisfaisant. Ce pêché originel a laissé des traces : il est symptomatique que la contestation persistante des 35 heures se base moins sur des éléments factuels (la vaste littérature empirique sur la question est rarement au centre du débat) que sur la façon dont elles ont été mises en oeuvre.