25 avril 2006

La soutenable pesanteur de la dette (1) 

On ne dira jamais trop à quel point Thierry Breton a contribué à dégrader la qualité du discours économique en France. En juin 2005, par exemple, il avait indiqué au cours d'une conférence de presse que, je cite le communiqué de Matignon, "pour la première fois, en 2006, l’impôt sur le revenu payé par l’ensemble des ménages français ne servira pratiquement qu’à rembourser les intérêts de la dette publique".

La formule a depuis été plus ou moins fidèlement reprise par tous les tenants de la thèse des bébés qui trouvent dans leur berceau une dette de plus de 15 000 € et de la crise financière à l'Argentine dans un avenir proche si jamais des mesures nécessairement drastiques et forcément courageuses ne sont pas rapidement prises. La semaine dernière, Jean Quatremer nous offrait le poncif en version forte :
Chaque année, le paiement des intérêts de [la] dette [publique de la France] dévore plus que le montant de l’impôt sur le revenu : il s’agit même du second poste du budget de l’Etat, juste derrière l’éducation nationale.
Ce matin, Nicolas Barré reprenait l'argument, cette fois-ci dans sa version faible, dans son éditorial pour le Figaro :
Rappelons seulement que, depuis vingt-cinq ans, les budgets adoptés par l'Etat reposent sur des dépenses supérieures de 18% aux recettes. Il en résulte une montagne de dettes, tellement lourde que la totalité de l'impôt sur le revenu, collecté dans notre pays permet tout juste d'en payer les intérêts annuels.
Le problème est que la comparaison est à la fois techniquement douteuse et pratiquement trompeuse. Techniquement, Breton compare le produit de l'impôt sur le revenu avec les intérêts de la dette publique. Cela lui permet de trouver un montant d'intérêts versés en 2005 (50 milliards d'euros en 2005, si l'on en croit une intervention récente au Sénat) qui s'approche, mais sans le dépasser, de celui du produit de l'impôt sur le revenu pour la même année (56,44 milliards d'après les chiffres du Trésor - pdf page 3).

Le problème est que le raisonnement de Breton ne tient pas. La dette publique auquel il s'intéresse comprend en effet à la fois la dette de l'Etat (79% du total en 2004) mais aussi celle des fameux "organismes divers d'administration centrale" (8%), de la sécurité sociale (11%) et des collectivités territoriales (2%). L'impôt sur le revenu étant affecté à l'Etat, la seule comparaison valable est avec les intérêts de la dette de l'Etat stricto sensu. Le premier s'élevait, on l'a dit, à 56,44 milliards d'euros en 2005. Cette année-là, la charge nette de la dette négociable était de 38,4 milliars (chiffre France Trésor). C'est-à-dire un peu plus des 2/3 du produit de l'IR. On peut naturellement soutenir que c'est déjà beaucoup trop. Mais sûrement pas, comme l'affirme Nicolas Barré, que l'impôt sur le revenu sert tout juste à payer les intérêts de la dette de l'Etat.

Sur le plan pratique, ensuite, l'équivalence de Breton est doublement trompeuse. D'une part, la comparaison avec le produit de l'impôt sur le revenu joue de manière habile sur la surestimation quasi-systématique, par le grand public, du poids de l'IR en France. Rappelons que l'impôt sur le revenu ne représente que 20% des recettes fiscales de l'Etat (contre 46% pour la TVA) et à peine plus de 3% du PIB (contre 7,4% aux Etats-Unis en 2003, niveau historiquement bas).

Le recueil des Statistiques des recettes publiques de l'OCDE indique que la part de l'ensemble des impôts sur le revenu des personnes physiques (IR et surtout CSG dans le cas français) s'élevait à 7,6% du PIB en France en 2002. Alors que la moyenne de l'OCDE était à 9,8%, celle de l'Europe des 15 à 10,8%. Pour prendre des pays comparables, la part était de 9% en Allemagne, de 10% aux Etats-Unis et de 10,6% au Royaume-Uni. Le fait que la charge de la dette publique se rapproche du produit de l'impôt sur le revenu est donc davantage le révelateur du très faible poids de l'IR en France que celle de l'extravagante charge de la dette française.

D'autre part, la comparaison tend à faire croire que les intérêts de la dette ont augmenté rapidement sur la période récente. Ce n'est pas le cas : la charge des intérêts de la dette de l'Etat par rapport au PIB est restée très stable, grâce à la baisse des taux d'intérêts. En fait, la véritable explication de la convergence entre la dette publique et le montant de l'impôt sur le revenu réside dans les diverses baisses des taux du barème mises en oeuvres depuis 2000 : le produit de l'IR était à peine 1% supérieur en 2004 à son niveau de 2000, alors que le PIB nominal augmentait de 14,4% sur la période.



Le moyen d'empêcher le montant des intérêts de la dette publique de dépasser le produit de l'impôt est donc évident : il suffit d'arrêter de baisser continûment le barème de l'IR. On pourrait même envisager d'augmenter le poids de cet impôt pour le ramener vers la moyenne internationale. Je m'étonne que Breton n'y ait pas encore songé.

Nota bene préventif : malgré son titre (qui est là pour annoncer une suite), l'objectif de cette note n'est pas de prendre parti sur le fond du sujet. Juste à démontrer que l'argument basé sur l'équivalence entre produit de l'IR et charge de la dette publique est soit trompeur (dans la version Breton), soit complètement faux (dans la version d'à peu près tout ceux qui le reprennent sans s'apercevoir que la phrase du ministre des Finances ne veut pas dire ce qu'ils croient qu'elle veut dire). Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de meilleurs arguments pour s'inquiéter du niveau d'endettement public de la France.