13 avril 2006

Vaches grasses et vaches maigres 

Le fameux sondage IFOP qui donne Ségolène devant le petit Nicolas au deuxième tour en 2007 contenait aussi une question sur les thèmes qui devraient compter au cours de la campagne présidentielle. Les réponses ne sont guère surprenantes :
Les Français souhaitent que le chômage soit au coeur de la campagne présidentielle (40%), loin devant la protection sociale (15%), l'éducation (12%) et la sécurité (12%).
Si cette tendance se confirme dans les mois qui viennent, il y a de bonnes chances pour que les socialistes abusent de graphiques comme celui-ci :



Ou celui-là :



Ce à quoi la droite répondra, comme elle le fait depuis 2002, que cela ne veut rien dire, parce que Jospin s'est trouvé au bon endroit au bon moment, c'est-à-dire à Matignon alors que la manne d'une vigoureuse croissance tombait du ciel entre 1997 et 2001. Que ce n'est pas sa faute si elle se retrouve toujours à arriver au pouvoir en bas de cycle économique. Et que de toute façon les 35 heures et les emplois jeunes et la valeur travail et la compétitivité de la France et la non-réforme des retraites et le malthusianisme réflexif et le marxisme sous-jacent et l'archaïsme des socialistes.

A quoi la gauche répondra en se lançant dans une longue démonstration sur la croissance mondiale qui n'est pas moins forte aujourd'hui qu'à la fin des années 1990. Démonstration qui se sera rapidement interrompue par les baillements du public et/ou les admonestations des journalistes sur le mode "pas trop de chiffres, ça ennuie tout le monde".

Ce qui est dommage, parce que le contre-argument classique de la droite mérite qu'on s'y arrête. On sait que l'influence des gouvernements sur la croissance économique est réelle mais limitée. Par exemple, les économies sont soumises à des chocs positifs (comme la diffusion de nouvelles technologies qui permettent d'augmenter le taux de croissance potentiel) et négatifs (à l'instar de la hausse du prix du pétrole) qui échappent largement au contrôle des autorités politiques. La comparaison de taux de croissance absolus pour comparer l'efficacité des politiques économiques de différents gouvernements est donc problématique.

Un moyen de tourner la difficulté consiste à s'intéresser à l'écart entre la croissance française et celle de pays comparables, qui sont affectés à peu près de la même façon par les chocs économiques. Sur la période récente, par exemple, la "nouvelle économie" a soutenu la croissance de tous les pays occidentaux, alors que la hausse du prix du pétrole la freinait. Sans doute l'effet de ses différents chocs n'est-il pas strictement identique d'un pays à un autre. Mais on peut soutenir que l'effet de l'environnement international de croissance n'est pas très différent d'un pays développé à un autre, surtout s'ils se situent dans la même zone géographique ou, encore mieux, dans une même zone monétaire.

Si l'on compare donc la croissance de la France sous le gouvernement Jospin (je prend les chiffres de l'OCDE de 1998 à 2002, pour tenir compte du fait que la politique économique n'agit pas immédiatement) et sous les gouvernements Raffarin et Villepin (2003 à 2006) avec certains pays comparables, on obtient le résultat suivant :



Avant de passer aux éléments plus politiques, on peut déjà remarquer que le différentiel de croissance entre la France et les pays de la zone euro (en général, et en particulier pour l'Allemagne, l'Italie et l'Espagne) est très stable d'une période à l'autre. La croissance française est inférieure de plus d'un point à celle de l'Espagne, légèrement supérieure à celle de la zone euro et plus nettement supérieure à celle de l'Allemagne et de l'Italie.

Par contre, alors que l'écart avec le Royaume-Uni et les Etats-Unis était négligeable de 1998 à 2002 (0,1 point), il se creuse nettement dans la période suivante : l'accroissement du différentiel de croissance avec les Etats-Unis est ainsi spectaculaire. La remarque vaut aussi pour le différentiel de croissance avec la moyenne des pays de l'OCDE. On notera au passage que ce type de constatation affaibilit l'explication "structuraliste" concernant l'écart actuel de croissance entre l'Europe et les Etats-Unis, ou entre la France et le Royaume-Uni : si les bonnes performances britanniques actuelles s'expliquent par une libéralisation plus poussée des marchés du travail et des biens et services, comment expliquer que la croissance française et britannique étaient peu ou prou similaires entre 1998 et 2002?

Concernant la comparaison entre la gauche et la droite en France, on peut tirer la conclusion provisoire suivante : à contexte de croissance international donné, la gauche a fait mieux en termes de croissance économique entre 1998 et 2002 que la droite entre 2002 et 2006. Pas nettement mieux, certes, si l'on fait le choix raisonnable de se limiter aux comparaisons au sein de la zone euro. Mais un peu mieux quand même, ce qui tend à démontrer que l'écart entre la croissance moyenne de 1998 à 2002 (2,8%) et de 2003 à 2006 (1,7%) n'est pas entièrement dû à des facteurs externes.

Les partisans y verront, au choix, la preuve que la politique économique de la gauche d'alors est meilleure que celle de la droite actuelle ou bien la confirmation que la réussite de Jospin est aussi surestimée que la supposée incurie économique de Raffarin.

Les économistes se demanderont eux si considérer que les effets de la politique économique s'épuisent au bout de six mois n'est pas un peu court. Et donc si Jospin n'a pas en fait bénéficié de la cure d'austérité de Juppé, qui a permis de qualifier la France pour l'euro et ses taux d'intérêts réduits. Ou si, hypothèse d'école, les performances de la France sous la droite ne sont pas plombées par les erreurs antérieures de la gauche de gouvernement. Ou enfin si la sous-performance de Raffarin et Villepin par rapport à Jospin n'est pas expliquée par la mise en oeuvre de réformes structurelles coûteuses à court terme mais bénéfiques à plus long terme (quoique le pluriel soit ici très généreux).

Autant d'hypothèses qu'il faudrait tester sérieusement avant de pouvoir dire si la succession récente d'années de vaches grasses et d'années de vaches maigres doit quelque chose au changement d'éleveur au milieu de la période. Je laisse cette tâche à plus agronome que moi.

NB : je me base sur les chiffres des Perspectives économiques de l'OCDE publiées en décembre 2005. Les données pour 2005 et 2006 sont donc des prévisions.