18 juin 2006

Le TA de Clermont consacre un droit à la philosophie 

Quand on vous disait que Michel Charasse était procédurier :
Le tribunal administratif de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) a donné raison vendredi à Jérome Charasse, neveu de Michel Charasse, ex-ministre de François Mitterrand et condamné l'Etat pour manquement à son obligation légale d'enseignement.

Le jeune homme se plaignait d'une note de 6 sur 20 obtenue en 2003 à l'épreuve du baccalauréat, note qu'il imputait aux absences non remplacées d'un enseignant en philosophie.

L'élève raconte dans le journal Le Parisien de samedi être tombé à son grand dam, au baccalauréat, sur un texte de l'Allemand Arthur Schopenhauer. "C'est à peine si je connaissais son nom", a-t-il dit.

Le jeune homme avait pourtant décroché son Bac avec mention "très bien" grâce aux excellentes notes obtenues dans toutes les autres matières mais s'était vu refuser l'accès de la faculté de sciences politiques en raison de sa note en philosophie.
En termes plus juridiques, cela donne : le TA de Clermont a condamné l'Etat sur le terrain de la perte de chance occasionnée pour le jeune Jérôme Charasse par une faute dans l'organisation du service public de l'enseignement. Une recherche rapide sur Legifrance semble prouver qu'une condamnation de l'Etat pour la lenteur de l'Education nationale à remplacer un professeur est inédite.

Par contre, l'indemnisation d'élèves sur le terrain de la perte de chances en raison d'une faute du service public de l'enseignement est admise depuis longtemps : pour un exemple lié au baccalauréat, voir par exemple un jugement de la CAA de Nantes, qui condamne l'Etat à raison d'une erreur de transcription des notes obtenues au baccalauréat qui a provisoirement empêché la requérante de s'inscrire à l'université

Notons quand même que la dépêche de Reuters est rédigée avec les pieds : d'abord, il n'aurait pas été inutile de rappeler que l'épreuve de philosophie au bac offre un choix entre deux questions de dissertation et un commentaire de texte (et le fait de pouvoir situer l'auteur n'est pas ce qu'attend principalement le correcteur du commentaire, même s'il est vrai que cela peut aider pour comprendre le texte).

Ensuite, et surtout, ce n'est évidemment pas de la chance d'entrer en "faculté de sciences politiques" dont le jeune Jérome Charasse a été privé : les "facultés de sciences politiques" n'existent pas en France, et les facultés de droit et de sciences politiques n'ont pas pour habitude de refuser d'inscrire des bacheliers qui auraient obtenu une mauvaise note à l'épreuve de philosophie du bac.

Ce qui est vraisemblablement en cause pour le neveu Charasse est la chance d'entrer à Sciences Po Paris, au titre de sa mention "très bien" au bac (il ne me semble pas qu'un autre IEP pratique l'admission directe des mentions "très bien"). Le juge administratif aura donc estimé que le bachelier aurait eu des chances raisonnables d'être accepté par le jury de Sciences Po s'il avait obtenu une note moins infamante à l'épreuve de philosophie.

Dès lors, se trouvent réunies les trois conditions nécessaires pour engager la responsabilité de l'Etat :
  • une faute : l'organisation déficiente du service public de l'éducation, du fait du non-remplacement d'un professeur de philosophie (le juge administratif exige encore dans certains domaines une "faute lourde" pour que la responsabilité de la puissance publique soit engagée, mais il m'étonnerait fort que ce soit le cas concernant l'organisation du service public de l'éducation) ;
  • un préjudice : la perte de chance d'entrer sur titre à Sciences Po ;
  • un lien de causalité entre la faute et le préjudice : le non-remplacement du professeur qui a empêché le neveu Charasse de préparer dans de bonnes conditions l'épreuve de philosophie du baccaulauréat, plombant ses chances de découvrir les délices de la scolarité en première année rue Saint-Guillaume.
La dépêche précise que :
Le montant de l'indemnité devrait être rendu public lundi, en même temps que le texte du jugement. Le ministère de l'Education n'exclut pas de faire appel devant le Conseil d'Etat, sous réserve d'un examen des attendus du jugement, a dit l'entourage de Gilles de Robien.
Pour vraiment finasser, il ne s'agit pas "d'attendus" (apanage du juge judiciaire) mais bien de "considérants" (employés par le juge administratif, le tribunal des conflits et le Conseil constitutionnel). A ce stade, il faut prendre toutes les informations contenues dans la dépêche avec des pincettes mais, si l'Etat (représenté par le ministre de l'Education nationale) décide de se tourner vers le Conseil d'Etat et pas vers la Cour administrative d'appel de Lyon, c'est que le jugement a été rendu en premier et dernier ressort par le TA de Clermont statuant en tant que juge unique (article R. 222-13 et R. 811-1 du Code de justice administrative).

Comme il s'agit ici d'une action indemnitaire, on peut en conclure que le requérant ne demandait pas plus de 8 000 € (article R. 222-14 du Code de justice administrative) et donc que l'indemnité accordée par le tribunal est inférieure ou égale à cette somme. Notons enfin que l'Etat ne fera pas "appel" de cette décision devant le Conseil d'Etat : puisque le TA a visiblement jugé en premier et dernier ressort, il s'agirait alors d'un pourvoi en cassation.

Clairement, les journalistes ne maîtrisent pas plus les subtilités de la justice administrative que celles de la procédure pénale...

Add. (19/06) : heureusement que je prend parfois la peine d'employer des précautions oratoires...

En fait, comme le font remarquer Bruno et François de Droit Administratif, le Conseil d'Etat a déjà condamné l'Etat à raison du non-remplacement d'un enseignement absent (décision du 27 janvier 1988). Le TA de Versailles a fait de même par un jugement du 3 novembre 2003 (pdf, p 17).

Et Sciences Po Paris n'est pas le seul IEP à admettre sans concours en premier cycle des bacheliers mention "très bien". L'IEP de Rennes le fait aussi, tout comme celui de Strasbourg.