30 juin 2006

Les USA ratifient les Conventions de Genève 

Oh, non, ils l'avaient déjà fait depuis longtemps. Sous un Républicain d'ailleurs, le Président Herbert Hoover. La Convention de Genève sur les prisonniers fut signée en 1929 et ratifiée en 1932, juste avant l'inauguration de Roosevelt. Elle fut renouvelée vingt ans après par la Troisième Convention de Genève (texte français) de 1949, sous Harry Truman [En revanche, ils n'ont pas ratifié le Protocole de 1977 sur les victimes civiles].

Mais l'Administration Bush prétendait ne plus être liée par un tel traité vieillot. Pourquoi ? Oh, par un Fiat présidentiel, parce que "9/11changedeverything" bien sûr. C'est un mantra pratique. Répétez le deux, trois fois, vous verrez, c'est mieux que toute restriction mentale en casuistique. Tout attentat perpétré sur votre nation suffit à vous délivrer de tout engagement devant le Droit des Gens.

Lorsque l'armée envoya certains présumés terroristes d'Irak et d'Afghanistan (y compris des Chinois Ouïghours), l'Administration nia qu'ils fussent soit des prisonniers de guerre (car en ce cas, les Conventions de Genève s'appliquaient), soit des prisonniers de droit commun (et en ce cas ils avaient droit à un procès en bonne et due forme). Ils étaient donc exclus dans un tiers domaine entre guerriers et criminels, des "ennemis combattants illégaux", voire au pire des "détenus fantômes". Il leur revenait donc un "no man's land", un purgatoire ou des "Limbes juridiques". C'est pourquoi l'avocat du Président qui est depuis devenu Attorney General, Gonzales déclara la Convention "obsolète et désuète (quaint, qui implique une bizarrerie archaïque ou rococo)". On trouve des propagandistes pour ironiser sur ce texte "suranné" qui ne pourrait que servir Ben Laden.

De même, le lieu choisi pour ces Limbes, le Camp X-Ray de Guantánamo Bay ("GTMO" ou "Gitmo") joue un rôle important dans cette zone crépusculaire. Elle est base américaine sans être territoire américain, du moins quand ça les arrange. Le traité de 1903 dit qu'elle reste sous la "souveraineté" de Cuba mais sous "contrôle" américain. Ce passe-passe permet à une démocratie libérale de cacher ses turpitudes sous le tapis, dans une dictature communiste ennemie.

Mais en un sens, on se crispe trop sur Gitmo puisque les pires forfaits furent sans doute commis sur des prisonniers plus "classiques", en Afghanistan, en Irak (Abou Ghraib) mais surtout le programme extra-judiciaire d'extraordinary rendition (la "délocalisation" de la torture). Lederman faisait remarquer que le vrai problème n'était pas du tout Gitmo mais que Gitmo ne soit pas plus "régularisé". La fermeture programmée de Gitmo risque à présent de déplacer le problème, et vers plus d'opacité et plus d'outsourcing des exactions.

Mais en attendant, la solution trouvée par l'Administration était des tribunaux militaires d'exception sans reconnaître un statut sous la Convention de Genève.

C'est à ce moment qu'intervient la décision historique d'hier, Hamdan v. Rumsfeld (Rumsfeld KO). Il y a tout un site sur le sujet. Le jugement, le dernier avant les vacances de la Cour, est (.pdf, 185 pages).

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C'est une fois de plus une courte majorité : 5 contre 3. John Roberts avait eu l'honnêteté de se déjuger parce qu'il avait défendu le Gouvernement contre Hamdan dans cette affaire mais on peut considérer que cela aurait été 5 contre 4 (mais 6 contre 3 l'an dernier s'il y avait toujours O'Connor à la place de Roberts et Rehnquist à la place d'Alito - un an a tout changé).

La majorité conduite par John Paul Stevens, à peu près soutenu par Kennedy, a décidé en faveur d'Hamdan et contre la position de l'Administration Bush : les prisonniers de Gitmo ne peuvent être jugés seulement par des commissions militaires et le Congrès n'a pas octroyé de "chèque en blanc" au pouvoir exécutif. Ou comme le rappelle Stevens, "Le pouvoir exécutif est soumis à l'Etat de droit".

[Il ne faut pas confondre Hamdan avec Hamdi v. Rumsfeld de juin 2004 qui s'appliquait à un citoyen américain, jugé à 6 contre 3 - étrangement Stevens avait été à l'époque du côté de la minorité avec Scalia mais Rehnquist avait voté avec la majorité.]

Salim Ahmed Hamdan (36 ans) fut un chauffeur et garde du corps yéménite d'Osama Ben Laden, de 1996 à 2001. Capturé en Afghanistan en novembre 2001, il fut envoyé à Gitmo en juin 2002. En juillet 2003, le Président annonça qu'il serait jugé par une "Commission militaire" pour conspiration et crimes de guerre. Ses avocats déposèrent une plainte, disant que l'armée américaine devait montrer qu'il n'était pas un prisonnier de guerre sous la Convention de Genève. Une première Cour, avec l'héroïque Juge Robertson, lui reconnut le droit à une défense. Il y a un an, en juillet 2005, la Cour d'Appel, avec John Roberts juste avant qu'il ne devienne Chef de la Cour Suprême, décida que les membres d'Al Qaeda n'étaient pas couverts par la Convention de Genève. L'Administration Bush tenta d'éviter tout recours par le Detainee Treatment Act en décembre 2005. La loi voulait bloquer l'intervention de la Cour Suprême et retirait à toute Cour fédérale la possibilité de prendre en compte la plainte des ennemis combattants de Gitmo (c'est dans ce texte de loi que McCain inséra en amendement une interdiction de la torture qui énerva tant Cheney).

C'est John Paul Stevens qui écrit la décision (73 pages sur 185) qui revient pour l'essentiel à la décision originelle de Robertson contre celle de la Cour d'appel de Roberts.

Toute une partie de l'argumentation repose en fait plus sur le droit militaire américain (Uniform Code of Military Justice ("UCMJ")) que sur les Traités internationaux. Le titre racoleur de cette Note de blog est même trompeur (ah, je vous ai bien eu) puisque les lois du Congrès peuvent bien l'emporter sur ces engagements.

Il n'en reste pas moins que le point le plus intéressant à mes yeux est tout de même tout ce passage sur la Convention de Genève :



The Executive (...) reasoned that the war with al Qaeda evades the reach of the Geneva Conventions. We, like Judge Williams, disagree with the latter conclusion.

The conflict with al Qaeda is not, according to the Government, a conflict to which the full protections afforded detainees under the 1949 Geneva Conventions apply because Article 2 of those Conventions (which appears in all four Conventions) renders the full protections applicable only to “all cases of declared war or of any other armed conflict which may arise between two or more of the High Contracting Parties.” Since Hamdan was captured and detained incident to the conflict with al Qaeda and not the conflict with the Taliban, and since al Qaeda, unlike Afghanistan, is not a “High Contracting Party”—i.e., a signatory of the Conventions, the protections of those Conventions are not, it is argued, applicable to Hamdan.

We need not decide the merits of this argument because there is at least one provision of the Geneva Conventions that applies here even if the relevant conflict is not one between signatories. Article 3, often referred to as Common Article 3 because, like Article 2, it appears in all four Geneva Conventions, provides that in a “conflict not of an international character occurring in the territory of one of the High Contracting Parties, each Party to the conflict shall be bound to apply, as a minimum,” certain provisions protecting “[p]ersons taking no active part in the hostilities, including members of armed forces who have laid down their arms and those placed hors de combat by . . . detention.Id., at 3318. One such provision prohibits “the passing of sentences and the carrying out of executions without previous judgment pronounced by a regularly constituted court affording all the judicial guarantees which are recognized as indispensable by civilized peoples.”

Le texte devait ainsi protéger des rebelles qui ne représente aucun Etat reconnu internationalement dans une Guerre civile. Ce qui signifie que le terroriste arrêté en Afghanistan, pays signataire de la Convention, est quand même protégé par la dite Convention même s'il ne représente pas un Etat. Son jihad peut être "international", mais son combat n'est pas entre des Etats-Nations.

Cela indigne le conservateur Allahpundit (je m'appuie sur son interprétation) qui pense que cela réduit la "Guerre contre le Jihad" à de simples actions de police. En un sens, c'est l'inverse, puisque la Convention de Genève s'applique. En effet, les prisonniers auraient le droit à des procès publics et à connaître les charges qui pèsent sur eux, ce qui était nié par l'Administration. Mais Stevens se moque aussi du double jeu de l'Administration : les jihadistes ne peuvent pas avoir commis un "complot criminel" puisque cela n'existe pas en droit de la guerre.

La décision dit seulement que le Président a besoin d'une décision expresse du Congrès pour obtenir des tribunaux militaires. Dès l'annonce du résultat, les Républicains ont commencé à déposer un texte en ce sens. Arlen Specter, Président de la Commission judiciaire, présidera les séances sur un nouveau texte dès le 11 juillet pour revenir sur Hamdan.

Revue de Presse



  • Slate a une synthèse des blogs (voir aussi Technorati). Les Républicains hurlent bien entendu déjà au Coup de Couteau dans le Dos.

  • Dahlia Lithwick est déçue que la décision n'aille pas assez loin et puisse être si facilement contournée par l'Administration Bush : les jihadistes ne doivent pas être jugés par un tribunal militaire mais rien n'interdit à l'Administration de ne pas les juger du tout. C'est seulement s'ils sont jugés qu'ils doivent avoir droit à des normes minimales, comme l'accès au dossier et à leurs avocats. Et elle craint que cela implique encore plus de "redditions extraordinaires" pour éviter le problème.
    Dellinger au contraire pense que l'Etat de droit est enfin restauré en Amérique après quelques années d'Etat d'urgence larvé.
    Emily Brazelon porte la critique sur le les ambiguïtés du Detainee Treatment Act. John Paul Stevens a ridiculisé l'hypocrisie des Sénateurs républicains qui avaient modifié rétroactivement leurs commentaires sur la Loi pour en changer l'interprétation.

  • SCOTUSBlog a de nombreux liens.
  • Le Washington Post explique que la décision pourrait limiter d'autres pouvoirs que s'octroyait le Pouvoir exécutif dans la "Guerre contre la Terreur", y compris les écoutes sans mandat. En revanche, la décision ne s'étendrait pas au maintien du Camp de Gitmo, seulement au statut des procès.

  • Lederman insiste sur le fait que le plus important n'est pas le fait que les détenus ne puissent pas être jugés par des tribunaux militaires (pour l'instant) mais le fait qu'une partie de la Convention de Genève s'applique aux membres d'Al Qaeda. Cette décision pourrait dès lors être utilisée pour condamner les exactions passées, y compris des actes d'interrogation commis hors des USA (mais de fait, même les lois américaines suffiraient à le faire si elles étaient appliquées). Mais le plus important sera les conséquences politiques immédiates avant les élections de Novembre 2006.

  • De même Steve Vladeck pense que la jurisprudence va affaiblir le pouvoir de l'exécutif par rapport au Congrès sur la gestion de la guerre. Lyle Denniston semble plus sceptique et dit que la doctrine de pouvoirs spéciaux en temps de guerre reste ouverte dans la décision.

  • Linda Greenhouse a du mal à cacher son enthousiasme dans sa description de la défaite de Bush.
    The decision was such a sweeping and categorical defeat for the Bush administration that it left human rights lawyers who have pressed this and other cases on behalf of Guantanamo detainees almost speechless with surprise and delight, using words like "fantastic," "amazing," "remarkable."

  • Le Guardian cite en partie la réaction d'Amnesty International. Mais surtout le Guardian a ce reportage qui prouve que les tribunaux militaires ne cherchent même pas à découvrir la vérité.

  • Jack Balkin dit que la décision signifie seulement que le Président doit passer par le Congrès et n'est donc pas si révolutionnaire.

  • Andrew Cohen énumère quelques points curieux dans les arguments de la minorité, se désole du manque de virulence de Scalia mais aussi la démence "ultra-royaliste" de Thomas. Dans une version pour CBS, il minimise de façon un peu étrange l'importance pratique de la décision parce qu'elle ne changera pas grand'chose dans l'immédiat.

  • L'ancien avocat Glenn Greenwald (sans doute l'une des meilleures plumes Shrill anti-Bush) fait plutôt partie des enthousiastes. Le Congrès peut bien autoriser les commissions militaires ou annuler la Convention de Genève mais au moins le pouvoir "monarchique" du Président est amoindri.

  • Billmon a un long commentaire nuancé. Bien que farouchement hostile à la position de l'administration sur le fond, il n'est pas convaincu par tous les arguments de la majorité de la Cour.

  • En français, Le Monde a une explication, et un article sur Swift, l'un des avocats militaires de Hamdan. cf. aussi Libé, Tribune de Genève.

  • Pour la Schadenfreude, lire Bench NRO est très gratifiant. On les entend presque grincer des dents, notamment celle qui accuse les 5 majoritaires de forfaiture. Ils se remontent le moral en pensant que cela va causer un blacklash contre les Démocrates qui sont tous des traitres d'une cinquième colonne jihadiste et que la majorité silencieuse le verra bien dès que le Congrès votera la lapidation publique des terroristes.

  • Mais le plus réjouissant est encore dans les critiques de Clarence Thomas, quand il joue à la rhétorique méprisante du WarBlogger (p.134 dans le PDF) :
    This suggestion betrays the plurality’s unfamiliarity with the realities of warfare and its willful blindness to our precedents.

    En clair : Vous êtes de faibles naïfs ou des idéalistes qui ne comprenez rien à une Vraie Guerre.
    Le problème (via ThinkProgress, voir aussi Hero of Guantanamo) est que :
  • Stevens served in the U.S. Navy from 1942 to 1945, during World War II.

    Thomas's official bio, by contrast, contains no experience of military service.


    Ha. Excusez-moi, il faut que je me rachète un nouveau clavier. C'est toujours ça avec ces Républicains. Ce sont toujours les "ChickenHawks" qui "swiftboatent" les vétérans et les héros avec l'arrogance et l'impunité que permet leur mauvaise foi.
    (Voir aussi uggabugga sur l'absurdité d'un Juge qui prétend que sa Cour n'a pas le droit de critiquer la moindre décision de l'exécutif - du moins quand celui-ci est républicain).