05 juillet 2006

Les vieux dans les Bleus 

Ceux qui suivent la Coupe du monde de football avec un tant soit peu d'attention savent que l'équipe de France est l'une des plus vieilles de la compétition (la troisième plus âgée sur 32 si l'on prend comme référence les 11 alignés au coup d'envoi de France-Suisse).

Beaucoup y ont vu le signe d'une prise de pouvoir des glorieux anciens de l'équipe de France au détriment du sélectionneur, le rapport de force s'étant inversé après l'échec de la stratégie de renouvellement des cadres tentée par Raymond Domenech en 2004-2005.

Sur Telos, l'économiste du travail Francis Kramarz avance une explication beaucoup plus systémique :
[L]'âge élevé de nos joueurs de football n'est que le reflet d'un phénomène plus général en France. Plus précisément, les salariés en place répugnent à « laisser » leur poste aux personnes plus jeunes, ou tout au moins, les entreprises françaises embauchent peu de jeunes.
Au contraire, les pays où le marché du travail est plus ouvert, comme l'Angleterre, n'hésitent pas à faire confiance aux jeunes. En testant cette théorie qui plaira forcément à Jules, Kramartz trouve effectivement un lien entre l'âge moyen des sélections (les 23 joueurs présents en Allemagne) et différentes variables d'accès des jeunes à l'emploi :
Les résultats que j’obtiens sont très clairs, et désespérants : l’âge moyen des équipes (les pays membres de l’OCDE) est très fortement corrélé (négativement) avec le taux d’emploi (-0,44), et le taux de participation (-0,44) des jeunes de leur pays et très positivement avec le taux de chômage de ces mêmes jeunes (0,30).
J'avoue être assez sceptique quant aux conclusions de Kramarz.

D'une part, il faut remarquer que l'échantillon est assez réduit, ce qui fragilise les résultats obtenus : Kramarz ne prend en effet en compte que les pays de l'OCDE, soit seulement 16 sélections sur les 32 présentes à la Coupe du Monde.

D'autre part, s'il y a bien corrélation entre l'insertion (mauvaise) des jeunes sur le marché du travail et la moyenne d'âge (élévée), on pourrait s'attendre à ce qu'elle soit stable dans le temps. Cela ne semble pas vraiment être le cas.

Il faudrait certes prendre le temps de faire à propos des précédentes Coupes du monde le même travail que celui fait par Kramarz pour celle de 2006. Mais on peut déjà remarquer que l'opposition entre une équipe de France vieillie, usée et fatiguée et une équipe d'Angleterre grande ouverte aux jeunes talents ne se vérifie pas pour 1998 : les 11 Français alignés pour leur premier match de cette Coupe du monde avaient une moyenne d'âge de 28 ans (27,5 pour les 22 sélectionnés); les 11 Anglais étaient à plus de 29 ans (28,2 pour l'ensemble de la sélection). L'équipe d'Espagne, dont on vantait la semaine dernière l'insouciante jeunesse, était légèrement plus vieille que l'équipe de France en 1998 si l'on prend en compte les 11 titulaires du premier match (28,1, même si les 22 étaient à 27,2 ans de moyenne d'âge).

Comme les grandes caractéristiques des marchés du travail de ces différents pays n'a pas beaucoup changé depuis 1998, il me semble qu'il est nécessaire d'envisager d'autres facteurs explicatifs.

En particulier, je m'étonne que Kramarz ne mentionne pas un facteur qui me semble déterminant : la latitude qu'a le sélectionneur pour renouveller une équipe dépend beaucoup des résultats antérieurs de la sélection. Si l'équipe de France a beaucoup vieilli de 1998 à 2006, c'est parce qu'il est très difficile pour un sélectionneur de mettre sur la touche des joueurs qui ont remporté une Coupe du monde en 1998 et un Championnat d'Europe des nations en 2000. Il suffit de se rappeler l'ire des médias en 2004 et 2005 contre un Domenech accusé d'avoir trop tardé à appeler Zidane après sa prise de fonctions, provocant ainsi le départ de plusieurs cadres de 1998 et 2000.

Les barrières à l'entrée qu'évoque Kramarz existent donc certainement, mais elles sont à mon sens principalement dues au fait que les joueurs en place peuvent s'appuyer sur la légitimité des victoires antérieures. Ce n'était pas le cas en Angleterre, qui n'a plus rien gagné depuis 1966 et dont la dernière grande performance en compétition internationale remonte à 1996. Et Eriksson, qui savait avant la Coupe du monde que son bail de sélectionneur ne serait pas prolongé, pouvait bien tenter de mourir avec ses idées, même les plus farfelues (Walcott?)

La décision de Domenech d'emmener une équipe vieillie en Allemagne apparaît donc parfaitement rationnelle (d'autant que le renouvellement de son contrat était liée à un bon résultat lors du tournoi, ce qui rendait plus que périlleuse une stratégie consistant à préparer l'avenir). Et pour l'instant plutôt payante.