27 septembre 2006

La crise française de l'histoire américaine 

Tout le monde connaît la malédiction du commentateur de football qui fait qu'il suffit de dire le plus grand bien d'un joueur pour que, dans les secondes qui suivent, ce dernier foire une passe, loupe un contrôle ou fasse une Bakayoko dans la surface.

Et bien il s'est passé exactement la même chose, il y a quelques jours, sur et à propos de la blogosphère américaine. Jeudi dernier, Ogged s'était risqué à émettre un jugement positif sur le nouveau blog hébergé par The New Republic (l'un des deux nouveaux, en fait, mais aucune personne à peu près saine d'esprit ne se risquerait à dire du bien de l'autre) :
Open University has turned out to be a pretty damn good blog, no?
Ca n'a pas loupé. Dès le lendemain, Darrin McMahon (professeur d'histoire moderne à Florida State University) se fendait d'une remarque d'une légèreté confondante :
Whereas you can go to almost any small college in America and find, say, a professor or two of French or German history, you will be hard-pressed to find a professor of American history anywhere in France or Germany. There are, to be sure, notable exceptions, as well as a number of programs teaching a kind of trendified American studies--film courses with heavy doses of Zizek and Critical Theory and that sort of thing. But a course on the American Revolution, the New Deal, or the Civil War? Good luck...
Le premier problème de cet argument est qu'il n'est même pas faux. Qu'on réplique qu'il n'est pas si difficile de trouver un professeur d'histoire américaine en France, et l'on se verra répondre qu'il s'agit-là, justement, des "exceptions notables" auxquelles McMahon faisait allusion. Le second problème est qu'il ouvre la voie à des critiques superficielles sur le supposé "provincialisme" des Européens et à des attaques du style "comment osent-ils nous critiquer sans cesse alors qu'ils ne connaissent rien à notre histoire?".

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L'article de McMahon ayant suscité plusieurs vives critiques, son collègue David Bell (professeur d'histoire moderne à l'université Johns Hopkins) répliquait le lendemain en apportant des éléments factuels :
Of the roughly 100 French universities and graduate centers in the humanities, fewer than ten presently employ any historians of the United States at all. The principal French center for North American history, CENA, currently has 46 members and associates, of whom less than a third hold full-time faculty appointments. By contrast, the North American Society for French Historical Studies has 886 members, of whom the large majority hold full-time faculty appointments teaching the history of France.
Comme l'ont subodoré plusieurs commentateurs, la mise en regard du nombre d'adhérents à la SFHS et au CENA n'a absolument aucun sens. Le premier est une association regroupant les professeurs et chercheurs en histoire française aux Etats-Unis et au Canada. Le second est un centre de recherche affilié au CNRS et à l'EHESS. Il y a évidemment de nombreux historiens des Etats-Unis en France qui ne sont pas membres du CENA. Il y a aussi des centres de recherche portant exclusivement ou partiellement sur l'histoire nord-américaine dans d'autres établissements d'enseignement supérieur en France.

L'affirmation selon laquelle il y aurait moins de 10 établissements d'enseignement supérieur (université ou centre de recherche) employant un professeur à plein temps d'histoire américaine ne semble pas davantage tenir la route. Je suis sûr que Justin Vaïsse pourrait citer d'autres noms mais voilà une liste compilée par mes soins de professeurs titulaires, spécialisés en histoire américaine et exerçant dans des universités françaises (et l'EHESS, qui entre dans la catégorie des "graduate centers in the humanities").
Paris I - Panthéon-Sorbonne : André Kaspi

Paris III - Sorbonne Nouvelle : Serge Ricard, Annick Cizel

Paris IV - Sorbonne : Adrien Lherm

Paris VII - Denis Diderot : Catherine Collomp, Marie-Jeanne Rossignol

Paris VIII - Vincennes-Saint-Denis : Pierre Gervais

Paris X - Nanterre : Nelcya Delanoë, Nathalie Caron, Paul Schor

Paris XII - Val-de-Marne : Naomi Wulf

Paris XIII - Nord : Anne Ollivier-Mellios

Lyon 2 : Romain Huret

Lille 3 : Catherine Pouzoulet

Nice Sophia-Antipolis : Anne Debray-Duhamel

Grenoble Pierre Mendès-France : Cécile Vidal

Marne-la-Vallée : Michel Antoine

Orléans : Lucia Bergamasco

Université de Provence : Isabelle Vagnoux

Université de Savoie à Chambéry : Jean-Marie Ruiz

Toulouse - Le Mirail : Nathalie Dessens, Bertrand Van Ruymbeck

Valenciennes : Mohktar Ben Barka

EHESS : François Weil

Institut d'études politiques de Paris : Pierre Melandri, Denis Lacorne
Soit un total de 20 établissements et 26 professeurs. Je me presse d'ajouter que cette liste n'est en aucune façon exhaustive. D'une part parce que j'ai décidé d'éliminer les cas tangents : exit les professeurs émérites; exit aussi les doctorants en histoire américaine donnant des cours comme ATER ou AGPR; exit également les brillants spécialistes de l'histoire américaine qui ne sont pas professeurs à plein temps; exit enfin les professeurs de civilisation américaine qui sont davantage des littéraires que des historiens (par contre, j'ai gardé quelques professeurs affiliés à la 11e section du CNU mais qui donnent des cours d'histoire américaine et publient des articles historiques dans des revues d'historiens : c'est par exemple le cas de Nathalie Caron). Je remarque d'ailleurs que David Bell n'a pas eu ce type de scrupules : les 886 membres (chiffre 2002) de la société américaine d'études historiques françaises comprennent 172 étudiants. Et il est plus que douteux que les 714 autres membres soient tous des professeurs d'histoire américaine en activité dans la mesure où l'adhésion à l'association est ouverte à "toute personne s'intéressant à l'histoire de France".

D'autre part, les sites Internet des universités françaises sont trop souvent avares de renseignements sur le personnel enseignant et sur les cours dispensés pour que l'exhaustivité d'une pareille liste soit un but accessible.

Il me semble néanmoins raisonnable d'affirmer que les chiffres avancés par David Bell sont soient faux, soient ne prouvent strictement rien. La fragilité de la comparaison entre la FHS et le CEMA commençant vraiment à se voir, l'auteur a d'ailleurs tenté de se justifier en commentaires :
You guys are partly right, and had I written a longer post I would have made the point that the two organizations are not commensurate. Still, CENA is the only equivalent in France for the FHS. And, from personal knowledge, I know that pretty much all the French historians of the United States are in fact associated with CENA. So the numbers do hold up.
No they don't. D'abord, le plus proche équivalent du FHS en France n'est pas le CENA mais l'Association française d'études américaines : il serait évidemment tentant de comparer le nombre de membres du FHS et de AFEA pour essayer de confirmer ou d'infirmer la thèse de la rareté des historiens des Etats-Unis en France (relativement au nombre des historiens de la France aux Etats-Unis). Le problème est que cette association -qui édite la Revue française d'études américaines- a vocation à regrouper tous les enseignants spécialistes des Etats-Unis et du Canada, qu'ils soient historiens, politistes ou professeurs de littérature. La comparaison avec le FHS serait donc biaisée - comme le serait d'ailleurs celle entre le FHS et l'European Association for American Studies (4 200 membres).

Quant à la deuxième remarque, elle est non seulement fausse (il suffit de comparer ma liste avec celle des membres du CENA) mais de surcroît risible, tant elle rappelle la fameuse phrase que n'a en fait jamais prononcée Pauline Kael. En fait, la charge de McMahon et Bell contre l'ignorance par les Européens de l'histoire américaine s'appuie sur des éléments qui ne font que démontrer leur ignorance de l'enseignement supérieur en Europe.

NB : photo de la statue de Jean-Baptiste Donatien de Vimeur, comte de Rochambeau, respectivement prise par dbking, sise à l'angle sud-ouest de Lafayette Square à Washington D.C. et commandant des troupes françaises au siège de Yorktown (1781).