04 février 2008

Le crime du 4 février 

Cet après-midi, dans la salle des séances de l'aile du Midi du château de Versailles, devant les parlementaires réunis en Congrès pour voter l'adoption d'une révision constitutionnelle qui ouvre la voie à une ratification rapide du traité de Lisbonne, le Premier ministre a apostrophé les réticents et les opposants en ces termes :
A ceux qui, pour des raisons de forme, contestent les modalités d'adoption du traité de Lisbonne par la voie parlementaire et à ceux qui, pour des raisons de fond, s'opposent à ce traité, je pose une question simple : voulez-vous réellement relancer l'Europe ou préférez-vous son enlisement ?
Je savais que le vote annoncé des parlementaires me ferait mal. Mais, même prévenu, je n'arrive pas à lire ce genre de phrases sans ressentir une rage sourde, douloureuse. Parce qu'au fondement même d'un système démocratique se trouve le principe selon lequel les questions de forme, de procédure sont primordiales. Et que la fin, aussi louable soit-elle, ne saurait justifier les moyens.

Les moyens, en l'espèce, sont déplorables, tant le choix de confier au Parlement, et non au peuple, le vote sur la loi autorisant la ratification du traité de Lisbonne s'est appuyé sur un tissu de mensonges, désolant écho des arguments fallacieux des partisans du non en 2005. Et la fin, je le crains, repose sur une illusion funeste.

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Commençons par démonter les mensonges.

Non, d'abord, l'abandon du terme "constitution" dans le titre et le contenu du traité modificatif ne change absolument rien sur le plan juridique. Le traité constitutionnel ne "constitutionnalisait" pas les politiques de l'Union, pour la bonne raison que les traités européens forment déjà la "charte constitutionnelle de base" (CJCE, "Les Verts" contre Parlement européen, 22 avril 1986) de l'Union européenne, au sens où ils se situent au sommet de la hiérarchie des normes propres à l'espace juridique européen. Le traité établissant une constitution pour l'Europe avait eu le tort de la franchise. Le traité modificatif préfère en revenir à une confortable hypocrisie. Mais le principe de primauté du droit communautaire demeure.

Non, il n'y a rien de contre-nature à ce qu'un Etat ratifie un traité se nommant Constitution. Ou alors, il faudrait que la France dénonce sans tarder la Constitution de l'Organisation mondiale de la santé.

Non, présenter des modifications aux traités existants sous une forme consolidée (traité constitutionnel) ou sous forme de liste d'amendements (traité modificatif) ne change pas le résultat juridique de l'opération. La partie 3 est moins directement visible dans le traité de Lisbonne que dans le traité constitutionnel mais elle y est toute aussi présente.

Non, le traité de Lisbonne n'est pas substantiellement différent du traité constitutionnel. Les quelques modifications de fond apportées ne sauraient justifier un changement d'avis sur le texte que pour quelques électeurs marginaux (aux sens aussi bien comptable qu'économique du terme), par exemple ceux qui étaient prêts à approuver le traité mais y auraient renoncé en raison de la présence de quelques oripeaux symboliques. Le traité aurait-il été substantiellement différent, d'ailleurs, que cela n'autoriserait pas davantage à se passer de l'avis du peuple qui avait refusé la première version.

Non, ce traité n'est pas simplifié. Il est même délibérément obscure, de façon à cacher aux électeurs le fait que l'histoire repasse les plats qu'ils avaient cru pouvoir renvoyer. La Commission européenne le reconnaissait d'ailleurs ouvertement en juillet dernier, avec une désarmante franchise qui ressemblait fort à du dépit (pdf) :
La suppression de quelques éléments, dont certains revêtaient un caractère symbolique, ainsi que de changements qui ont réduit la lisibilité du texte du traité constituaient les éléments nécessaires à un accord global susceptible d'être adopté par la totalité des Etats membres.
Non, ce n'est pas être opposé à la démocratie représentative que de réclamer un parallélisme des formes dans l'adoption du traité constitutionnel et du traité de Lisbonne. Il n'est certes pas illégitime que le Parlement français autorise la ratification d'un traité européen : il l'a déjà fait à plusieurs reprises, pour le traité de Rome, pour l'Acte unique, pour le traité d'Amsterdam et pour le traité de Nice et certains de ces textes étaient autrement plus conséquents que le traité modificatif. Ce qui est scandaleux, en revanche, est que le Parlement autorise la ratification de ce traité-là, qui ressemble comme deux gouttes d'eau, au-delà de la présentation juridique, à celui que le peuple a rejeté en mai 2005.

Non, enfin, le vote du peuple pour élire un président de la République ne saurait inverser le résultat d'un référendum. Les élections présidentielles servent à élire un homme à la tête de l'Etat : elles lui donnent, à condition de disposer d'une majorité favorable à l'Assemblée nationale, les moyens juridiques d'appliquer un programme; mais elles ne valent pas acceptation automatique de tous les éléments, a fortiori les éléments obscures et spéculatifs, de ce programme.

L'illusion funeste est celle de croire que l'Europe est "enlisée" dans le schéma institutionnel actuel, alors même que la prise de décision, contrairement à ce qu'on pouvait craindre, n'a pas été entravée par l'élargissement. Celle d'oublier que le grand apport du traité constitutionnel n'était pas tant de rendre les institutions européennes plus efficaces que de les faire plus légitimes. Cette promesse de légitimité était déjà racornie par l'obscurcissement délibéré du traité modificatif. Elle est aujourd'hui foulée aux pieds du fait du refus de la voie référendaire.

Que les choses soient bien claires : j'ai voté en faveur du traité constitutionnel en mai 2005 et le seul regret que je garde, deux ans après, est de ne pas avoir pu, ou su, convaincre plus de monde de voter "oui"; si l'autorisation de ratifier le traité de Lisbonne était soumise à référendum, je voterais oui sans l'ombre d'une hésitation ; je ne crois pas que les politiques communautaires actuelles aient provoqué, ou empêchent de résoudre, les problèmes actuels de la société et de l'économie françaises ; je suis farouchement libre-échangiste, raisonnablement convaincu de la nécessité de l'indépendance des banques centrales et partisan d'une politique de la concurrence au niveau européen. Je suis loin d'estimer que les politiques communautaires soient sans défauts, ni que l'architecture institutionnelle de l'Union européenne soit pleinement satisfaisante mais je suis convaincu que le bilan de la construction européenne est très largement positif.

Mais, précisement parce que je suis viscéralement attaché à cet acquis communautaire, je crois que l'intégration européenne ne peut pas se faire contre, ou sans les peuples. Que l'époque où l'on pouvait défendre une forme de despotisme éclairé pour poser les fondations d'une paix durable en Europe est depuis longtemps révolue. Et que refuser au peuple français l'occasion de se prononcer sur le traité modificatif est plus qu'un crime de lèse-souveraineté : c'est une faute politique, qui aggravera la crise européenne au lieu de la résorber.