05 mars 2008

Le statisticien et le politique 

L'INSEE doit rendre public, demain matin à 8H45, le chiffre du taux de chômage en France métropolitaine au sens du BIT pour le 4e trimestre 2007. Il existe des pays où la notion de confidentialité des statistiques officielles non-encore publiées est prise au sérieux. Très au sérieux (pdf) :
Two bureaus within the Economics and Statistics Administration, the Census Bureau and the Bureau of Economic Analysis, develop Principal Federal Economic Indicators, which are major statistical series that describe the current condition of the nation’s economy. Because these indicators have significant commercial value, may affect the movement of commodity and financial markets, and may be taken as a measure of the impact of government policies, no information associated with them should be disclosed before their official release time. Many indicators are based on confidential data voluntarily provided by businesses, which also must be protected. Thus, maintaining the security of the indicators throughout the preparation and release process is of utmost importance.
Et puis, il y a la France :
Nicolas Sarkozy a promis mercredi qu'une baisse "sans précédent" du chômage interviendrait prochainement en France, en dépit du retour à la hausse des demandes d'emploi en janvier.

"Nous aurons prochainement des chiffres qui montreront une baisse sans précédent du chômage dans notre pays", a déclaré le président de la République, qui s'exprimait au Sénat devant l'Association des moyennes entreprises patrimoniales.
Douce France :
Le taux de chômage en France "pour l'ensemble de l'année 2007", qui devrait être connu jeudi matin, sera "inférieur à 7,9%", a déclaré mercredi le Premier ministre François Fillon à Rennes, lors d'une visite de soutien au candidat UMP aux élections municipales.

"On va connaître dans quelques jours le taux de chômage pour l'ensemble de l'année 2007 (...), il sera inférieur à 7,9%. C'est un taux historiquement bas" a déclaré M. Fillon mercredi.
Il faut lire un peu entre les lignes et conjecturer à partir des chiffres du taux de chômage déjà publiés pour les trois premiers trimestres de 2007 (en prenant en compte le fait que le chiffre du 3e trimestre est susceptible d'être révisé), mais la conjonction des propos du chef de l'Etat et du Premier ministre laisse à penser que le taux de chômage au 4e trimestre est descendu en-dessous de 7,5%. C'est incontestablement une bonne nouvelle pour l'économie française.

Mais cette annonce anticipée en dit long sur le peu de cas que font les dirigeants des principes qui devraient gouverner la diffusion des statistiques publiques. Comme le rappelle le rapport du contrôleur général de Department of Commerce américain cité plus haut, les statistiques publiques conjoncturelles ont un impact sur les marchés financiers et le maintien d'un strict embargo avant publication vise à garantir l'égalité entre les opérateurs économiques.

Cette règle est régulièrement bafouée en France par le pouvoir politique, le plus souvent concernant les chiffres du chômage publiés par la DARES mais parfois aussi, hélas, à propos des statistiques de l'INSEE. Les annonces de Sarkozy et Fillon sont d'ailleurs particulièrement dommageables parce qu'elles interviennent pendant les heures d'ouverture des marchés financiers français.

Un récent rapport d'évaluation sur la mise en oeuvre par l'INSEE du Code de bonnes pratiques de la statistique européenne se faisait l'écho, à mots couverts, de cette attitude pour le moins cavalière des autorités politiques (pdf) :
Les règles d’accès préalable à la diffusion pour les autorités et la presse sont très précises, bien que les instructions ne soient pas complètement documentées sur le site internet de l’Insee. [...] La politique d’envoi préalable à la presse a été récemment révisée et le résultat a été une diminution considérable de l’intervalle de temps qui est maintenant de 15 minutes avant la publication. Des fuites en période d’embargo se produisent quelquefois, cela arrive rarement (de telles fuites n’émanent pas du système statistique public). En cas de fuite, l’Insee contacte la personne ou l’organisation impliquée, bien qu’il pense qu’il ne puisse pas garantir que cela ne se reproduira pas.
Traduction : 1. les fuites proviennent des "autorités" 2. les "autorités" refusent de faire le nécessaire pour que les fuites ne se reproduisent pas.

Ajouté au peu glorieux épisode du calcul des chiffres du chômage pendant la campagne présidentielle en 2007, cela commence à faire beaucoup. Oui, vraiment, il n'est que temps de rendre l'INSEE formellement indépendant.

Add. (06/03) : c'est donc 7,5% sur le 4e trimestre 2007.

Mais, du coup, cela ne cadre pas avec les déclarations de mercredi des deux têtes de l'exécutif. Côté Fillon, je n'arrive pas à comprendre quelle opération permet d'arriver à un taux de chômage en moyenne annuelle inférieur à 7,9% avec une série {8,4%, 8,1%, 7,8%, 7,5%} pour les taux trimestriels. Et le site de l'INSEE n'est pas particulièrement loquace à propos du calcul de la moyenne annuelle.

Côté Sarkozy, la "baisse sans précédent" du taux de chômage n'est vérifiée ni pour la baisse du trimestre d'un trimestre à l'autre (-0,3 points contre -0,4 points du 3e au 4 trimestre 2006 pour l'exemple le plus récent), ni pour la diminution d'un 31 décembre à l'autre (-0,9 points aujourd'hui contre -1,4 points de 1999 à 2000), ni enfin pour la variation en moyenne d'une année sur l'autre (en faisant ça à la louche, en moyennant les 4 trimestres, -0,9 points de 2006 à 2007 contre -1,2 entre 1999 et 2000).

Etrange, ça.