30 avril 2008

Première dame de France et binationale : serait-ce possible alors? 

Il y a des jours où j'aime beaucoup la blogosphère.

Ca a commencé hier, en fait, avec la publication sur le site de Têtu d'un court article indiquant qu'un Français résidant aux Pays-Bas avait été déchu de sa nationalité française après s'être marié avec un ressortissant batave et acquis la nationalité néerlandaise. Comme on pouvait s'en douter, l'article est aussitôt repris ce matin chez Embruns.

Branle-bas de combat dans la blogosphère juridique, Eolas appeaute ses taupes, tease à tout va en commentaires et... se fait coiffer au poteau vers 12H par Jules de Diner's Room.

Du moins le croit-on jusqu'à 14H, heure à laquelle Eolas publie son analyse des faits et soulève à l'occasion un énorme lièvre : la Convention du Conseil de l'Europe sur la réduction des cas de pluralité de nationalités (signée à Strasbourg en 1963), sur laquelle tout le monde s'écharpe depuis le matin, a été partiellement dénoncée par la France depuis le 4 mars dernier. Et, explique Eolas, pour une raison très simple : elle faisait obstacle à une naturalisation rapide de l'épouse du Président! S'ensuit une critique de la façon dont les Présidents français s'ingénient à tourner la loi pour leur convenance personnelle.

Voilà qui est savoureux et scandaleux à la fois. Mais est-ce exact?

Je l'ai déjà dit en commentaire chez Eolas (et j'ai réitéré itéré par mail) : je ne suis pas en désaccord avec la critique générale mais, en l'espèce, l'accusation m'apparaît douteuse. Elle me le semble encore davantage après un examen plus approfondi de la situation.

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Reprenons les faits. La thèse de la dénonciation pour convenance personnelle avancée par Eolas repose sur deux éléments :
  • la proximité temporelle entre le mariage du Président (le 2 février 2008, pour ceux qui ne sont pas abonnés à Gala) et la dénonciation le 4 mars 2008 par la France du chapitre 1 de la convention de 1963 ;
  • l'impossibilité de concilier une naturalisation de Mme Bruni-Sarkozy dans des délais raisonnables avec la préservation de la double nationalité de la nouvelle épouse du Président, en raison de la combinaison des stipulations de la convention de 1963 et du code civil français tel que modifié par la loi relative à l'immigration et à l'intégration du 24 juillet 2006. Comme Sarkozy président n'allait pas modifier une loi promue par Sarkozy ministre de l'intérieur pour se sortir d'affaire, la dénonciation du traité international était l'option la plus logique.

A/ L'absence de choix dans la date

Le premier argument se trouve sensiblement affaibli par le fait que la dénonciation était envisagée depuis longtemps, comme le rappelle une réponse du ministre des Affaires étrangères au député Jean-Luc Warsmann publiée au JO du 20 février 2007 (pdf - p 100) :
Plusieurs États parties à la convention de 1963, dont la France, ont émis le souhait de pouvoir ne plus être liés par le chapitre I de cette dernière, tout en conservant les dispositions du chapitre II relatif aux obligations militaires en cas de pluralité de nationalités. La mise en oeuvre du chapitre I est difficile et son esprit n'est plus en rapport avec l'évolution de nos sociétés. La convention de 1963 ne prévoit pas cette faculté unilatérale de dénonciation partielle. Mais, selon le droit des traités, une dénonciation partielle de la convention, portant sur le seul chapitre I relatif à la réduction des cas de pluralité de nationalités, est possible avec l'accord exprès de toutes les parties. À cet effet, le secrétaire général du Conseil de l'Europe a proposé le 5 mars 2003 aux douze États parties un accord sur l'interprétation de la convention afin d'en permettre la dénonciation partielle. Dix d'entre eux, dont la France, ont donné formellement leur aval. L'unanimité étant requise, la dénonciation partielle ne pourrait prendre effet qu'après réception de l'accord des autres États.
Cette unanimité a en fait été atteinte à l'époque de la publication de cette réponse au JO et la dénonciation partielle de la convention a été admise par un accord d'interprétation certifié par le Secrétaire général du Conseil de l'Europe le 2 avril 2007.


B/ Tous les chemins mènent à Rome (sauf demande expresse contraire)

Le second argument ne m'apparaît pas davantage convaincant. Il me semble, en effet, que Carla Bruni-Sarkozy peut toujours sans difficultés conserver sa nationalité italienne en cas de naturalisation expresse.

Résumons la situation juridique actuelle, c'est-à-dire le régime encore en vigueur résultant de l'addition de la loi française, de la loi italienne et de la convention de 1963 amendée (à laquelle la France est partie jusqu'au 5 mars 2009, la dénonciation ne prenant effet qu'après un délai d'un an) :

1. Le Code civil français (art. 21-14-1 à 21-25) envisage plusieurs cas d'acquisition de la nationalité française sur décision de l'autorité publique, à la demande d'un ressortissant étranger. Il ne fait guère de doute que, si Carla Bruni-Sarkozy en exprimait le souhait, elle obtiendrait sans difficulté cette naturalisation.

Et ce d'autant plus qu'elle réside depuis plus de 5 ans en France, ce qui permet à l'autorité publique d'utiliser la procédure discrétionnaire de droit commun, au lieu de se risquer à employer des procédures spéciales qui allègent ou suppriment cette condition de résidence, mais pour des cas forcément plus spécifiques (ainsi de "l'étranger dont la naturalisation présente pour la France un intérêt exceptionnel").

2. Mais il y a un gros hic. L'article 1 de la convention de Strasbourg (à laquelle tant la France que l'Italie sont parties) prévoit qu'une telle naturalisation entraîne automatiquement la perte de la nationalité d'origine :
Les ressortissants majeurs des Parties contractantes qui acquièrent à la suite d'une manifestation expresse de volonté, par naturalisation, option ou réintégration, la nationalité d'une autre Partie, perdent leur nationalité antérieure; ils ne peuvent être autorisés à la conserver.
3. Par chance, le deuxième protocole portant modification de cette convention, signé en 1993 et auquel tant la France que l'Italie sont parties, prévoit trois cas où il est possible de déroger à cette règle. Deux nous intéressent particulièrement. Le premier, c'est l'hymen :
en cas de mariage entre ressortissants de Parties contractantes différentes, chacune de ces Parties peut prévoir que le conjoint qui acquiert la nationalité de l'autre conjoint, à la suite d'une manifestation expresse de volonté, conserve sa nationalité d'origine.
Par malheur, la loi du 24 juillet 2006 relative à l'immigration et à l'intégration, défendue par vous-savez-qui, a porté à quatre années la durée de vie commune nécessaire après le mariage pour que le conjoint étranger puisse acquérir la nationalité française par déclaration. Cette voie est donc bouchée pour Carla jusqu'au début 2012.

La seconde dérogation concerne les cas de résidence habituelle sur le territoire du pays dont la nationalité est acquise :
lorsqu'un ressortissant d'une Partie contractante acquiert la nationalité d'une autre Partie contractante sur le territoire de laquelle soit il est né et y réside, soit y a résidé habituellement pendant une période commençant avant l'âge de 18 ans, chacune de ces Parties peut prévoir qu'il conserve sa nationalité d'origine.
Carla Bruni, qui réside en France depuis l'âge de 5 ans, entre clairement dans le champ d'application de cette stipulation. Reste à savoir, comme le souligne Eolas, ce que prévoit le droit italien en pareil cas.

4. Les grands principes du droit italien de la nationalité sont fixés par la loi du 5 février 1992, relative aux "nouvelles règles concernant la citoyenneté". Son article 11 dispose :
Il cittadino che possiede, acquista o riacquista una cittadinanza straniera conserva quella italiana, ma puo' ad essa rinunciare qualora risieda o stabilisca la residenza all'estero.
Je tente la traduction : "le citoyen qui possède, acquiert ou recouvre une nationalité étrangère conserve sa nationalité italienne, mais il peut renoncer à cette dernière au cas où il réside ou établit sa résidence à l'étranger".

On ne saurait être plus clair : la double nationalité est la règle et la perte de la nationalité italienne une exception, qui résulte de la demande expresse de l'intéressé.

Bien sûr, le droit international prime la loi nationale (l'article 26.3 de la loi italienne rappelle que "Restano salve le diverse disposizioni previste da accordi internazionali") et les restrictions apportées par la convention de 1963 s'appliquent. Mais la combinaison de la loi italienne de 1992 et de la dérogation permise par le second protocole de 1993 fait que la naturalisation de Carla Bruni-Sarkozy ne menace en aucun cas sa citoyenneté italienne.

Dès lors, le mobile est tout aussi absent que la coïncidence temporelle était fortuite : la dénonciation partielle de la convention de 1963, qui entraînera la non-application des stipulations du chapitre 1 à partir de mars 2009 pour la France, ne change rien à la situation personnelle de l'épouse du Président.

Je sais bien qu'Eolas est... têtu, mais, en l'espèce, il me semble qu'il doit des excuses à notre impopulaire Président.

Add. (01/05) : titre modifié. En mieux.

C'est marrant, mais je ne connais que deux types de notes : celles où le titre vient d'abord, ce qui oblige à se creuser la tête pour livrer quelques réflexions plus ou moins originales pour illustrer et justifier le calembour foireux qu'on ne se résigne pas à laisser inutilisé. Et celles où le fond préexiste, et dont la publication est retardée par des longues minutes passées à chercher un titre qui sorte un peu de l'ordinaire. L'exercice est vain, généralement, et le titre idoine arrive presque toujours après publication, en redescendant l'escalier.