28 août 2006
On pourrait croire que Guillermo et Phersu ont déjà suffisamment ridiculisé la dernière chronique d'Alexandre Adler dans le Figaro pour qu'il soit plus sage de laisser notre ami géostratège de salon provisoirement en paix. Mais il me semble néanmois nécessaire d'enfoncer le clou. Parce que le texte d'Adler est tellement déplorable qu'on ne peut s'empêcher, en le lisant, de repenser à la fameuse phrase de Mary McCarthy à propos de Lillian Hellman : "every word she writes is a lie, including 'and' and 'the'." *
Mais rappellons la thèse défendue dans cette désormais célèbre chronique du 17 août dernier : selon Adler, la victoire de Ned Lamont contre Joe Lieberman lors de la récente primaire sénatoriale au Connecticut marque la prise de pouvoir d'une fraction "gauchiste", "pacifiste" et "isolationniste" au sein du parti démocrate. Et un tel événément est une catastrophe pour la gauche américaine et pour la politique étrangère des Etats-Unis, si jamais les démocrates parviennent à reprendre le pouvoir à Washington.
La thèse n'est guère originale : elle a été développée jusqu'à plus soif après l'élection par les conservateurs américains (et aussi par quelques centristes mal inspirés). Comme le rappelle Guillermo, cette analyse est cependant plus que contestable.
Lire la suiteEn premier lieu, de nombreux autres démocrates ont soutenu la guerre en Irak et ne sont pas pour autant en difficulté dans leurs circonscriptions électorales. L'International Herald Tribune racontait ainsi la semaine dernière les efforts de l'adversaire anti-guerre d'Hillary Clinton à la primaire sénatoriale de New York pour obtenir le soutien de la gauche du parti démocrate. Sans aucun succès pour l'instant, même après la victoire de Ned Lamont.
En réalité, si Lieberman a été la cible privilégiée de l'ire des activistes démocrates, ce n'est pas tant à cause de son bellicisme réflexif qu'en raison de son rapprochement idéologique (et physique) avec l'administration Bush. Comme l'écrivait fort justement Mark Schmitt en juin dernier (mes italiques) :
[S]omething happened to Lieberman, and it’s more than his position on the war. It is not [...] that he “symbolizes” all the other Democrats who voted for the war or won’t take a firm stand. Above all else, it’s simply his self-righteous anger, his hostility to those who differ. He alone among Democrats seem to think that opponents of the war are not just mistaken, but will cause us to lose. (Just as he alone can continue to describe the choice in the war as “winning” or “losing,” as if “winning” were somehow still possible, as opposed to salvaging a bad situation.) He alone would say something like, “”We criticize the commander-in-chief at our own peril.”On se rappellera que, à la même époque, le sénateur républicain Chuck Hagel déclarait justement (quoique la formule de Wesley Clark était encore plus percutante) que "To question your government is not unpatriotic -- to not question your government is unpatriotic".
Ensuite, comme le rappelait Michael Tomasky dans The American Prospect, la thèse selon laquelle laquelle la défaite de Lieberman ouvre la voie à un virage à gauche des démocrates à Washington est démentie par la nature même des sièges en jeu en novembre prochain : pour reprendre le Sénat, les démocrates doivent l'emporter dans des Etats qui ont élu des sénateurs républicains il y a 6 ans. Et les candidats démocrates qui ont une chance d'y parvenir sont évidemment moins à gauche que ne le sont, en moyenne, les membres actuels du groupe démocrate.
De deux choses l'une, alors : soit les démocrates perdent en novembre et alors ils resteront aussi dangereusement "isolationnistes" et "pacifistes" qu'aujourd'hui mais ils n'auront toujours qu'une influence marginale sur la politique étrangère américaine; soit ils gagnent mais ils seront par la force des choses largement moins "gauchistes" qu'aujourd'hui. Dans les deux cas, Alexandre Adler peut dormir tranquille et arrêter de nous assommer avec ses cauchemars munichois.
Enfin, on voit mal en quoi Ned Lamont peut raisonnablement être considéré comme un candidat "gauchiste". Certes, il est en faveur d'un retrait progressif des troupes américaines d'Irak, à partir du début 2007. Mais c'est aussi le cas de 55% des Américains, qui vont d'ailleurs plus loin en se prononçant en faveur d'un retrait total d'ici un an. Certes Lamont était soutenu par les infâmes gauchistes du Daily Kos. Mais c'était aussi le cas de Jim Webb, le candidat démocrate à l'élection sénatoriale de Virginie et ancien secrétaire d'Etat à la Marine sous Ronald Reagan.
Conclusion de la première partie : la thèse défendue par Alexandre Adler tient aussi bien la route qu'une caisse à savon lancée à pleine vitesse sur une départementale verglacée.
On me dira que le fait de reprendre la trame des analyses publiées dans le Weekly Standard ou la National Review n'est pas suffisant pour qu'Adler mérite un titre aussi insultant. Et on aura raison. En fait, si je me permets ce méchant calembour, c'est surtout à cause de ce chef d'oeuvre d'insinuation venimeuse :
Tout comme Dean, déjà nommé, et à l'instar de son voisin Hamilton Fish, Lamont fait parti de ce patriciat protestant passé à l'extrême gauche et qui a emporté, avec lui, l'héritage de l'hostilité à Israël propre à son milieu social, lequel faisait autrefois allégeance au Parti républicain d'Eisenhower comme du grand-père de l'actuel président, qui était d'ailleurs... sénateur du Connecticut.Le "propre à son milieu social" est franchement grandiose. Avec un peu d'imagination et une once de mauvaise foi, on croirait entendre Maurice Barrès à propos de Dreyfus. Et la sortie d'Adler est d'autant plus remarquable que ses assertions sont complètement fausses.
D'abord on se demande bien ce que l'assurément très connu par le lectorat du Figaro Hamilton Fish cinquième du nom vient faire dans cette galère. Certes, il peut être raisonnablement qualifié de gauchiste. Mais en quoi est-il le "voisin" de Dean, ou de Lamont? Soit Adler se laisse aller à du name-dropping complètement gratuit (ce qui serait quand même étonnant de sa part), soit il pense que le simple fait de citer quelqu'un qui fait effectivement "parti du patriciat protestant" et qui est effectivement "passé à l'extrême gauche"(au moins relativement à ses ascendants) suffit à prouver que c'est aussi le cas de deux autres personnes, pour peu qu'on cite le nom du premier à proximité de ceux des deux autres. Alors qu'étonnament non.
Ensuite, et surtout, l'idée selon laquelle Lamont aurait démontré une -forcément atavique- "hostilité à Israël" est complètement contredite par les faits. Si Adler avait fait quelques minutes de recherche avant d'écrire sa chronique, il serait par exemple tombé sur ce communiqué de presse de Ned Lamont, publié au moment du début de l'offensive israélienne au sud-Liban (mes italiques) :
At this critical time in the Middle East, I believe that when Israel’s security is threatened, the United States must unambiguously stand with our ally to be sure that it is safe and secure.Clairement le genre de propos qu'on attend de la part d'un ennemi d'Israël (Howard Dean était même allé encore plus loin quelques jours avant). A l'époque, le Weekly Standard avait d'ailleurs mis en regard les positions pro-Israël de Lamont avec l'antisionisme de certains de ses supporters au sein du Daily Kos. Preuve qu'Alexandre Adler, en plus de ne pas connaître ou comprendre grand chose à la politique américaine, ne lit même pas avec suffisamment d'attention le magazine de Fred Barnes. Et qu'il est grand temps pour moi de réviser mon jugement de septembre 2004 selon lequel "les tribunes d'Alexandre Adler sont marginalement supérieures au tout venant de l'analyse figaroesque".
[...] All Americans want the kidnapped soldiers to be returned and this cycle of violence to end, based on the principles of U.N. Security Council Resolution 1559 of 2004, which calls for Hezbollah militias to be disbanded and disarmed, with the government of Lebanon taking full control of all of its territory. It is not for the United States to dictate to Israel how it defends itself.
[...] After the fighting stops, the President needs to reengage in this part of the world and work on a peace settlement and a response to the humanitarian concerns in Gaza and elsewhere. We should not seek to impose a resolution on Israel.
*et aussi parce que j'avais déjà largement entamé cette note avant de partir une semaine sous le soleil de Madrid (et brièvement dans les brumes de la Valle de los Caídos) pour tenter de guérir un "blog burnout" tenace. Mais il aurait été malvenu d'exposer cette basse cuisine interne dès le début de la note.
Mis en ligne par Emmanuel à 23:55 | Lien permanent |