20 juin 2004

Nice bis 

Voilà ce que j'écrivais, il y a un mois et demi, dans une note qui s'intéressait au nombre fluctuant des députés au Parlement européen :
Il faut enfin noter que le projet de Constitution européenne fait passer le nombre maximal de députés à 736 (au lieu de 732 pour Nice) et le nombre minimal de députés par pays à 4, alors que le minimum est aujourd'hui de 5 pour Malte. Ces chiffres devraient être définitifs, sauf marchandages de dernière minute au sommet européen de juin prochain. Ce qui n'est, hélas, pas totalement à exclure.
La prédiction n'était certes ni spécialement claire (cf la litote finale qui permet de ménager la chèvre et le chou) ni extrêmement risquée (cf la nature même des conseils européens). Mais au vu de ma capacité quasi-Phersutienne à me planter magistralement dans tous mes pronostics, je suis heureux de rapporter que j'étais pour une fois dans le vrai :
Lorsque l'Europe comptera 28 membres [NDM : j'ai du mal à comprendre ce nombre : on évoque généralement la future Europe des 27, pour refléter l'entrée probable de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007. Pour la suite ce ne sont pas les candidats qui manquent : pays des Balkans, anciennes RSS, évidemment la Turquie et pourquoi pas la Suisse] chaque Etat sera représenté au Parlement proportionnellement à sa population, avec un seuil minimum de six membres par pays. Le nombre de parlementaires, élus au suffrage universel pour cinq ans, ne doit pas dépasser 750.
Ce n'est pas que l'addition à venir de 14 nouveaux députés soit capitale. Mais ce genre de correction de dernière minute, dans le mauvais sens (le Parlement européen est déjà pléthorique), est symptomatique de l'ensemble de l'accord sur la Constitution européenne trouvé vendredi à Bruxelles.

Les seuils de vote au Conseil des ministres révisés notablement à la hausse, le maintien de 25 commissaires jusqu'en 2014, le cadre financier pluriannuel qui reste voté à l'unanimité : tout cela risque de mettre en péril les fragiles promesses de plus grande efficacité que contenait le texte adopté par la Convention.

Le travail de sape ne s'est d'ailleurs pas arrêté aux grands équilibres institutionnels, comme le note Reuters :
[L]es dirigeants européens ont méchamment effacé du préambule la citation de l'historien grec Thucydide à laquelle [Giscard] tenait tant.
Juridiquement, cette suppression est absolument sans importance. Symboliquement, par contre, elles confine au tragique. Cette citation ("notre Constitution... est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d'une minorité, mais du plus grand nombre"), inscrite en caractères grecs dans la Constitution, était pour moi l'une des rares manifestations de la solennité et de la grandeur du texte : une référence à un idéal commun et à la tradition humaniste, en même temps qu'un appel à ce que le système politique de l'Union s'inspire davantage des vertus de la démocratie athénienne.

Mais, pour certains, Thucydide était un apologiste de la volonté de puissance d'Athènes, un historien admiré par Léo Strauss et donc en partie responsable, par association posthume, de l'idéologie malsaine des néoconservateurs américains. Mais, pour d'autres, la citation ne mentionnait que le peuple, et pas les Etats, ce qui constituait un écart fédéraliste impardonnable. Et le moment de poésie démocratique est passé à la trappe, en même temps que ma dernière parcelle d'enthousiasme pour cette Constitution.

Tout n'est certes pas mauvais dans le texte adopté vendredi : le poste unique de ministre des affaires étrangères, la fin d'un système de présidence tournante qui devenait ingérable ou encore l'extension des pouvoirs budgétaires du parlement sont autant d'avancées appréciables. La principale qualité du texte est en fait de raboter certains des défauts les plus fâcheux du traité de Nice, ce qui est tout à la fois beaucoup, et pas grand chose.

Car le projet de Constitution sur lequel les chefs d'Etat se sont mis d'accord à Bruxelles reste affecté d'un vice fondamental : celui d'être, juridiquement, largement assimilable à un simple traité. A ce titre, le texte devra non seulement être ratifié par les 25 actuels Etats membres pour rentrer en vigueur, mais cette procédure périlleuse devra être renouvelée pour toute tentative ultérieure de révision. A la différence, par exemple, de la Constitution des Etats-Unis, qui peut être modifiée avec l'assentiment des 3/4 des états fédérés. Autant dire que les défaut et les limitations du texte européen seront quasiment gravés dans le marbre.

Dans ces conditions, pour paraphraser Stendhal, la seule excuse de cette "Constitution" est qu'elle a peu de chances d'être un jour mise en oeuvre, tant l'obstacle référendaire paraît aujourd'hui insurmontable. Vraiment pas de quoi partager l'enthousiasme chiraquien pour le compromis "historique" de Bruxelles.