09 août 2004

Quand les moyens justifient les fins 

J'ai déjà dit (ici) tout le bien que je pensais de Justin Vaïsse. Je vais en remettre une couche : cet article (pdf) - sur les racines idéologiques de la guerre en Irak, et ses conséquences provisoires - paru dans la revue Esprit est vraiment excellent. Parce qu'il permet de prendre du recul, de replacer l'événement dans une temporalité plus longue et de l'aborder avec la grille de lecture classique des relations internationales. Comme le dit Glenn Reynolds, il est conseillé de tout lire (13 pages quand même). Pour les cadres pressés qui me lisent, je livre le coeur de l'argument :
[L]a formidable croissance absolue et relative de l’outil militaire des États-Unis depuis Reagan a créé un nouveau point de vue chez certains Américains, une nouvelle perspective, une nouvelle approche du monde selon laquelle il est possible de modeler (ou remodeler) l’environnement international plutôt que de se contenter de le « gérer », de s’en accommoder, à l’européenne – c’est tout le principe de l’approche par le « changement de régime » plutôt que par la négociation et les pressions diplomatiques. Ce sentiment de toute-puissance militaire a été encouragé d’un côté par les progrès de la RMA [NDM : Revolution in Military Affairs, c'est-à-dire la transformation de l'outil militaire grâce aux nouvelles technologies. En gros : moins de chair à canon, plus de frappes ciblées.], de l’autre par la conviction, devenue une véritable doxa chez les faucons américains, que c’est bien la politique de force, de mouvement, de refus du statu quo face à l’URSS (doctrine Reagan de harcèlement de l’empire soviétique par soutien aux « combattants de la liberté », projet « guerre des étoiles », etc.) qui a permis de remporter la guerre froide.

Cette vision de l’histoire est très partielle, mais elle correspond à une part de la vérité ; surtout, elle constitue chez les néoconservateurs un credo d’autant plus important que ces options politiques leur ont été vivement reprochées par les réalistes et les colombes au cours des années 1980. D’où le sentiment d’avoir eu raison contre l’opinion dominante qui, si elle avait prévalu, aurait abouti, selon eux, à prolonger la guerre froide indéfiniment. Ce schéma, bien sûr, a été appliqué à la guerre contre l’Irak, avec l’idée que pousser l’avantage américain, bouleverser le statu quo au Moyen- Orient pouvait pareillement aboutir à changer la donne, à rebattre les cartes en faveur de l’Amérique.
Le facteur idéologique n'explique pas tout. Mais il joue un rôle important, en particulier parce qu'il me semble avéré que nombre de néoconservateurs se sont autointoxiqués ("groupthink" indeed) sur les chances de succès de l'aventure irakienne. Cet aspect avait brillamment été analysé par Josh Marshall dans un long article paru dans le Washington Monthly en juin 2002. Le premier paragraphe - une merveille d'accroche journalistique - résume bien le ressort de l'hubris des néoconservateurs :
Imagine for a moment that you're President George W. Bush. At some point in the next several months you will have to decide whether to overthrow Saddam Hussein--not just to threaten and saber-rattle and hope something gives, but actually to pull the trigger on what could be a very costly and risky military venture. How precisely will you make that decision? It will almost certainly come down to a choice between which of two groups of advisers you choose to believe. One side is comprised of the Joint Chiefs of Staff, most of the career military, nearly every Middle East expert at the State Department, and the vast majority of intelligence analysts and CIA operations officers who know the region. These folks generally think that the idea of attacking Saddam is questionable at best, reckless at worst. On the other side are a few dozen neoconservative think tank scholars and defense policy intellectuals. Few of them have any serious knowledge of the Arab world, the Middle East, or Islam. Fewer still have served in the armed forces. In other words, to give the go-ahead to war with Iraq, you'd have to decide that the experienced hands are all wrong, and throw in your lot with a bunch of hot-headed ideologues. Oh, and one other thing: The last few times, the ideologues have turned out to be right.
Un problème est que l'interprétation néoconservatrice des causes de la chute de l'URSS est pour le moins lacunaire - comme le note Vaïsse. Un autre, plus systémique, est que les résultats passés ne préjugent pas des performances futures. J'aurais l'occasion de revenir sur ce point prochainement, pour peu que je me motive pour finir cet ouvrage dans un délai raisonnable.